Indian Killer : Chef de file
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Indian Killer : Chef de file

Sherman Alexie est jeune (début de la trentaine) et talentueux; même qu’on peut presque présumer qu’il est ambitieux. Il a touché à la poésie (huit recueils publiés), au roman, au cinéma. On a pu voir au début de l’été le film Smoke Signals, dont il a écrit le scénario, à partir de l’un de ses propres récits, qui a été réalisé par Chris Eyre, et qui constitue le premier film à être écrit, dirigé et joué par des Indiens d’Amérique.

Son premier roman, Indian Blues, l’avait déjà révélé comme l’un des auteurs montants, non seulement au sein de la communauté culturelle amérindienne, mais également de la nouvelle génération de la littérature américaine. Il s’apprête maintenant à réaliser lui-même, pour le grand écran, l’adaptation de son plus récent roman, Indian Killer.

Ce livre transcende les genres: un polar sans flics, une histoire qui ruisselle dans les caniveaux de la désespérance urbaine, qui pose un regard lucide sur la différence, sur l’intolérance, sur la violence… Un livre qui, par la force des choses, nous concerne, puisqu’ici non plus, nous ne sommes pas parvenus à régler le conflit qui oppose l’Homme blanc au Peau-Rouge. Un livre dur, sans parti pris, qui jette un éclairage cru sur les préjugés qui démangent les deux camps.
C’est presque irrespectueux de tenter de résumer ce roman complexe, feuillu et fouillé, construit autour d’une série de meurtres qui surviennent à Seattle, et dont toutes les victimes sont blanches. En guise de signature, hautement symbolique, l’assassin dépose deux plumes de hibou sur chacun des cadavres. On le baptise Indian Killer.

Mais la trame qui se dessine autour de cette intrigue est des plus éclatées, échevelées. On suit le parcours louvoyant de John Smith, un jeune Indien mésadapté, adopté dès la naissance par un couple de Blancs; tout autant que le combat de Marie Polatkin, une étudiante indienne révoltée; ou encore les délires d’un animateur facho qui alimente la polémique par son émission de ligne ouverte à la radio…

En prime, un écrivain, Jack Wilson, qui revendique une goutte de sang indien pour profiter de la manne à la mode, tente de vampiriser les horreurs de ces crimes qui font la manchette. «Les Indiens font un tabac en ce moment, lui dit Rupert, son agent. Les éditeurs sont à l’affût de ces histoires de chamans. Les trucs new age, les expériences de mort, les guérisseurs, les animaux qui parlent, les vortex sacrés, ce genre de choses. Vous avez tout ça dans vos livres, plus l’intrigue policière. C’est parfait.» Presque un clin d’oil que l’auteur s’envoie dans le miroir; à moins que la cible ne soit quelqu’un d’autre…

Sherman Alexie brosse avec acuité le portrait d’une société nord-américaine qui cultive toujours l’apartheid et qui, dans le confort de son ignorance, endosse la bêtise. Sans piquer au vif notre culpabilité de Blanc dominant, l’écrivain provoque chez nous une prise de conscience qui nous force à relativiser tous les irritants que colporte l’information-spectacle. Mais le plus réjouissant, c’est qu’en évitant les écueils d’un roman à thèse, il nous piège dans les dédales de son récit. On veut lire la suite et on veut voir le film! Albin Michel, 1998, 416 p.