Rilke, la vie d'un poète : L'écriture ou la vie
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Rilke, la vie d’un poète : L’écriture ou la vie

Ça valait la peine d’attendre: la première biographie consacrée à Rainer Maria Rilke est un ouvrage monumental et très documenté. Rilke, la vie d’un poète, de l’Américain RALPH FREEDMAN, rend sa dimension humaine à l’auteur des Lettres à un jeune poète, un être complexe qui sacrifiait tout à son art. Une somme.

Soixante-douze ans après la mort de celui qui fut considéré de son vivant comme «le plus grand poète de langue allemande», paraît enfin une biographie de référence de Rainer Maria Rilke. L’auteur de Rilke, la vie d’un poète, Ralph Freedman, professeur émérite de littérature comparée à l’Université de Princeton, a passé dix années à étudier l’ouvre du poète, à dépouiller sa monumentale correspondance, à visiter les lieux où il a séjourné, à lire les témoignages de ses contemporains. En près de 800 pages, il suit à la trace, année après année, parfois jour après jour, les pas de cet homme instable, nomade, contradictoire et maladif, qui eut toujours comme absolu l’art, la poésie, sa sublime mission terrestre.

La complexité de l’ouvre poétique de Rilke, la légende de ses relations avec tant de figures majeures de son époque, la popularité de ses Lettres à un jeune poète, qu’on a tous dévorées à l’adolescence et qui répondent à tant de questions existentielles, ont contribué à faire du poète un saint de la littérature mondiale. Or, voici qu’en démêlant les fils aussi complexes d’une vie somme toute assez mouvementée, le biographe révèle le cheminement de l’homme, de son enfance conflictuelle à sa mort solitaire. En montrant ses lacunes, ses errances dans ses relations amoureuses, les valeurs attachées à son temps, ses exigences de confort et l’indéfectible foi en son art, Ralph Freedman rend à Rilke sa dimension humaine.

Né à Prague en 1875, René Rilke – qui changera plus tard son nom pour Rainer, qui fait plus allemand – était fils d’un Autrichien et d’une Allemande, ce qui le plaçait déjà dans une classe à part par rapport à la population tchèque de la ville appartenant alors à l’empire austro-hongrois. Très tôt en conflit avec ses parents, le garçon sensible vivra l’enfer à l’école militaire, qui marquera plus tard son ouvre et, surtout, renforcera sa vocation artistique. Sa famille bourgeoise, frustrée de ne pas appartenir à l’aristocratie, lui donnera ce goût des relations bien placées qui, toute sa vie, lui apporteront une aide essentielle: «Il avait beau faire l’éloge de la solitude, écrit Freedman, il ne se privait pas de courtiser ceux qui, par leur réputation professionnelle, leur argent ou leur position sociale élevée, pouvaient lui prêter main-forte.»

Cherchez la femme
Parmi ces personnes d’importance capitale, il y eut d’abord une femme, Lou Andreas-Salomé, qu’il rencontra à 22 ans, alors qu’elle en avait 36. Essayiste et poète, elle subjugua le jeune homme, qui, toute sa vie, se passionna instantanément pour des gens dont il se détacha le plus souvent aussi rapidement. Avec elle, ce fut différent: «Lou fut pour Rilke une mère et une conseillère bien plus longtemps qu’elle ne fut son amante: elle le resta, en fait, jusqu’à la fin de la vie du poète.» Ensemble, ils firent plusieurs voyages, notamment en Russie où leur imagination s’enflamma. A son contact, Rilke devint végétarien. Au fil des ruptures et des retrouvailles, ils échangèrent sur l’art, la poésie, la psychanalyse.

A travers les méandres de l’existence de l’homme, le biographe suit l’élaboration et l’évolution de chacune des ouvres littéraires, des premiers essais, des récits sentimentaux aux premiers poèmes, en passant par le théâtre qui fascina toujours Rilke. Restituant les influences et les expériences déterminantes qui jalonnèrent sa démarche d’artiste, il montre bien le travail de maturation qui se fait, souvent inconsciemment. Parmi les rencontres décisives, celle de l’art pictural, puis de la sculpture, personnifiée par Auguste Rodin, qui deviendra un maître pour le poète pendant de nombreuses années. Après avoir écrit un essai magistral sur le sculpteur, Rilke deviendra quelque temps son secrétaire particulier, un rôle qui sera source de conflits entre eux.

Toutes les relations de Rilke, pour passionnées qu’elles furent, montrent les limites de l’homme qui croyait devoir tout sacrifier à la poésie. Ses amours difficiles, son mariage raté avec Clara Westhoff, qui lui donna une fille, Ruth, pour laquelle Rilke ne put assumer son rôle de père, se posent toujours en opposition à l’art, qui exige solitude et isolement. Coupant les ponts, fuyant au nom de son travail dans des errances où l’angoisse qui l’accompagnait l’empêchait le plus souvent de créer, le poète connut de longues périodes de silence littéraire. Les difficultés financières, la renommée grandissante, la guerre de 1914-1918, l’exil, le snobisme et les errements politiques marquent ses années de maturité.

La maladie aussi, qui le tourmenta dès l’enfance et qui, plus tard, le conduisit de sanatoriums en cliniques. Mort à 51 ans seulement, apparemment sans avoir pressenti la mort, qui fut pourtant un thème dominant de sa vie, Rainer Maria Rilke laissait une ouvre d’une qualité inégalée. Une poésie, dont les sommets sont les Élégies de Duino et les Sonnets à Orphée, où le symbolisme et les métaphores atteignent un niveau extrême. La somme de Ralph Freedman met en relief le tissage difficile de la vie et de l’art chez Rilke, qui écrivait à Lou Andreas-Salomé: «L’art est une chose beaucoup trop grande, trop longue et trop difficile pour une vie, et ceux qui atteignent un grand âge n’y sont encore que des débutants.»

Rilke, la vie d’un poète
De Ralph Freedman
Traduit de l’anglais par Pierre Furlan
Éd. Solin /Actes Sud, 1998, 888 p.