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La Femme de Rondinara : Vile de Beauté

Il est des blessures longues à cicatriser, même aux confins d’une île qu’on dirait une esquisse du paradis.

Paru il y a quelques mois déjà, La Femme de Rondinara n’avait pas encore trouvé écho dans ce journal. Je me réservais ce titre comme lecture d’été, peut-être à cause de sa couverture bleue comme l’azur, où l’on aperçoit une île exotique et paisible. Ces considérations un peu futiles m’avaient jusque-là privé d’un roman émouvant, grâce auquel Élaine Hémond s’est méritée La plume saguenéenne, un prix décerné chaque année à un écrivain jeannois.

Sylvaine, le personnage central du livre, a suivi l’homme de sa vie, un Corse, jusque sur l’île de Beauté. Grisée par ses côtes déchirées, les eaux cristallines qui s’y brisent et le soleil qui presque toujours y brille, la jeune Québécoise a cru, un temps, accoster les rives du paradis. Une histoire qui prend source dans la réalité, dans le passé de son auteure, elle-même revenue au Québec après un séjour corse de plus de dix ans.

Antoine, le mari de Sylvaine, ce mari adoré qui lui a donné deux merveilleux garçons, installe sa famille dans un univers magique, quelque part entre le rêve et le réel, un endroit où il fait si bon vivre… Ce malgré son implication personnelle dans le mouvement autonomiste corse, rôle qui, tôt ou tard, fera de lui et ses proches une cible stratégique. L’attentat, par trop prévisible, survient le jour où le couple s’y attend le moins; les conséquences seront lourdes à porter. Au point qu’Antoine, incapable d’accepter que sa famille souffre à cause de son action politique, s’enlève la vie. Au fait, je ne vous livre pas là le punch, puisque vous l’auriez appris dès les premières pages. Ce livre, d’une construction chronologique audacieuse – parfois éclatée à l’excès – raconte un destin à rebours.

Longtemps après le drame, retirée sur le Bétabel – un bateau «inapte à la navigation», tout comme elle est désormais inapte à la vie sociale -, Sylvaine va tenter d’exorciser ses fantômes par l’écriture: «Je prends mon baluchon de souvenirs et je replonge ma plume dans l’encre des années. A bientôt, mes enfants!» Mais la route est longue et minée de souffrances: «Dans la pénombre de cette fin de journée, son passé reprend forme, petit à petit et par touches impressionnistes. Que ce soit le moins douloureux possible.»

Le thème du salut par l’écriture a été maintes fois visité. Ici, l’intérêt vient du fait que d’autres thèmes gravitent efficacement autour de l’expérience littéraire: l’apprentissage de la vie que font ses deux fils, retirés avec elle sur le Bétabel et matures bien avant l’âge; les conflits qui déchirent la Corse, les vendettas, le rapport de chacun à sa terre d’origine.

Par la plume de son personnage, Élaine Hémond parle de cette contrée d’adoption avec une grande sensibilité, une grande acuité: «La Corse, c’est ça aussi. On y fait fi des lois et de la vie même, mais on respecte la douleur. Humanisme étonnant…» Et, plus loin: «Quand une île vous aime, elle vous serre et vous enserre. Une île, c’est jaloux. Elle ira jusqu’à vous étouffer pour que vous lui réserviez votre souffle, elle vous crèvera les yeux pour que vous ne regardiez pas ailleurs.»

Ce roman est très joliment écrit, plein des effluves méditerranéens comme des brises de nos hivers québécois. On regrettera seulement le rapport entre la quête identitaire des deux amants et celle qui anime leurs pays d’origine. S’il est pertinent au départ, ce parallèle prend bientôt la forme d’une digression longuette et pas toujours appropriée.

Ce qui demeure le mieux réussi, dans La Femme de Rondinara, c’est l’expression de la déchirure et la description intime de ce qu’est l’exil, cette période qui, pour certains, demeure l’unique chemin de l’identité. Parce que la route de chez soi passe parfois par le bout du monde.

La Femme de Rondinara,
d’élaine Hémond
Éditions JCL
1998, 166 pages