La Mémoire en fuite : Passé composé
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La Mémoire en fuite : Passé composé

Premier roman complexe et ambitieux, La Mémoire en fuite a demandé dix ans de travail à la poète canadienne ANNE MICHAELS… et lui a valu un flot d’honneurs. Deux ans plus tard, à notre tour de découvrir, dans l’impressionnante traduction de ROBERT LALONDE, cette ouvre prenante.

Étrange, tout de même, pour un pays à l’Histoire aussi jeune, aussi lisse: ces dernières années, les écrivains canadiens semblent n’en pas finir de creuser les replis mystérieux de la mémoire. Nombreux sont les romans de l’autre solitude à partir sur les traces du passé. Citons, pour mémoire, L’Homme flambé, de Michael Ondaatje, La Mémoire des pierres, de Carol Shields, Captive, de Margaret Atwood, L’Arbre du danger, de David McFarlane. Même L’Empreinte de l’ange, de Nancy Huston, posait la question du lourd héritage du passé…

La Mémoire en fuite, premier roman de la poète torontoise Anne Michaels, a été couvert de prix, tant en Grande-Bretagne (le Prix Orange, entre autres) qu’au Canada, et traduit dans une vingtaine de langues. Et on comprend pourquoi, tant cette méditation aux effluves poétiques sur la mémoire, l’histoire, l’absence et la difficulté, pour les survivants, de vivre au présent, se révèle un ouvrage complexe et ambitieux, fouillé en profondeur et étonnamment érudit – que l’auteure a d’ailleurs mis dix ans à documenter et à patiemment tisser.

Comme beaucoup d’ouvres ces dernières années – question de recul, j’imagine -, La Mémoire en fuite s’installe sur les décombres de la Deuxième Guerre mondiale, et tout particulièrement de l’Holocauste, une grande tragédie humaine qui n’a pu que modifier notre vision du monde, et à travers laquelle on n’en finit plus de vouloir tracer un sens. Mais le bouquin plonge dans l’indicible de façon singulière et personnelle, via une écriture où passé et présent s’imbriquent étroitement, s’éclairant mutuellement; une écriture sensorielle au confluent du roman, de la poésie et de la réflexion. «Telle est la duplicité perverse de l’Histoire: tout rappel d’un événement ou d’une idée en signifie non seulement la résurrection, mais aussi la réactivation. C’est ainsi que la richesse du passé nourrit sans cesse le compost de l’Histoire.» Pour l’auteure, l’Histoire est donc un «présent à retardement», dont on peut encore voir les traces.

Puisant généreusement dans les vastes connaissances scientifiques et littéraires de l’auteure, cette ouvre riche d’enseignements progresse par accumulation de métaphores. Anne Michaels dresse un parallèle saisissant entre l’archéologie et la mémoire humaine, entre les bouleversements météorologiques et le destin des êtres. Comme le dit bien son titre originel, Fugitive Pieces met au jour de petits pans de vie, émergeant des flots du passé; fait remonter à la surface, avec sensibilité et intelligence, les choses cachées, s’immergeant profondément dans l’intériorité de ses protagonistes.

Le roman débute avec la voix de Jacob Beer, un juif dont la famille fut assassinée par les nazis, alors qu’il était âgé de sept ans. Réfugié dans un marais, il finit par en émerger, affamé et dépenaillé, sur le site des fouilles de la cité engloutie de Biskupin («le petit Pompéi polonais»), où il est recueilli par un géologue grec. Athos s’empresse de rapatrier l’enfant dans son île bien-aimée, Zakynthos. Là, Jacob apprivoise lentement le monde à travers la poésie, les phénomènes naturels et les récits d’exploration (les expéditions en Antarctique, surtout) dont Athos l’abreuve abondamment.

Après la guerre, ce couple d’écorchés de la mémoire (on apprend qu’Athos a perdu une femme, il y a des années) déménage à Toronto, sans pourtant être délivré du passé. Sous leurs yeux, même Toronto, cité nouvelle et moderne par excellence, se découvre un passé, une (pré)histoire: la Ville reine est érigée au creux d’un lac préhistorique désséché. Jacob est toujours hanté par le souvenir de ses proches, de sa sour disparue, surtout. Splendide Bella qui n’en finit plus de jouer Beethoven pour son jeune frère. Comme si oublier était non seulement trahir les autres, mais aussi se renier soi-même. «Qu’est-ce que le passé, sinon une énergie désespérée en nous, un ressort tendu, un véritable champ électrique toujours prêt à prendre feu?»

Changement de narrateur en seconde partie: Ben porte aussi le lourd poids de l’absence sur ses épaules. Un héritage, pesant de peur et de méfiance, légué par ses parents, des survivants des camps, emmurés dans un épais silence qui confit le passé bien davantage qu’il ne l’efface. Pour apprendre, lui aussi, à vivre et à aimer, Ben part en Grèce sur les traces de Jacob, qui vient de mourir après avoir trouvé l’apaisement dans l’écriture, «les mots anglais, nouveaux, pour ainsi dire dépourvus de mémoire», et l’amour. Ainsi se boucle cette «roue» qu’est la vie.

Dans la belle traduction de Robert Lalonde (tout un défi pour sa première traduction romanesque!), le récit coule à coups d’images prenantes, d’histoires atroces et de métaphores lumineuses. Le passé s’insinue partout dans le présent, ce qui donne un seul mouvement fluide à ce volume aux multiples couches. Un bémol, toutefois, à cette ouvre émouvante: dans la seconde partie, moins forte, on sent parfois des redites, comme si l’auteure s’étendait un peu complaisamment. Sur les descriptions, notamment (bien qu’elles soient magnifiques)…

Mais, dans l’ensemble, Anne Michaels a composé un paysage riche et secret, fait de mélancolie et de beauté, de souffrance face à la cruauté et d’éblouissement devant la splendeur de la vie. Un livre aussi patiemment et douloureusement arraché au temps ne peut qu’imprégner la mémoire durablement. Éd. Boréal, 1998, 365 p.