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Paule Noyart : La Danse d’Issam

Traductrice, romancière et nouvelliste québécoise d’origine belge, Paule Noyart a dressé, avec son troisième roman, La Danse d’Issam – après La Chinoise blonde (Éd. Quinze/Les Éperonniers, 1991) et Vigie (Éd. XYZ, 1993) -, une fresque poignante de la guerre du Liban, vue de l’intérieur. Suivant les pas de son héros, Émile Wendel, photographe-journaliste français en poste à Beyrouth, elle nous fait pénétrer au cour du conflit. En gardant toujours une oreille attentive aux développements politiques, c’est d’abord et avant tout la guerre au quotidien qu’elle raconte, celle des femmes, des hommes et des enfants de tous les camps qui la subissent.

Par une structure hachurée, jouant de la chronologie des événements, la romancière reconstruit peu à peu le puzzle de quelques vies bouleversées par la guerre. Elle remonte jusqu’à 1938, dans un village de montagne, au moment où une jeune chrétienne et un jeune Druze vont s’aimer malgré tous les interdits traditionnels de leurs religions respectives. Quarante-cinq ans plus tard, Émile Wendel, le reporter venu de France dans ce pays où l’on ne fait que s’entretuer, va tomber amoureux de leur petite-fille, Leila, âgée de dix-huit ans. Un amour réciproque, mais toujours entravé par les principes religieux et culturels, par les refus obstinés de la mère.
Mais parce que c’est la guerre, parce qu’en temps de guerre, un homme a plus d’une fois l’occasion de montrer son courage, sa détermination, la force de son amour et sa bonne volonté; parce qu’une jeune femme amoureuse sait que l’amour sera plus fort que des considérations qui ont davantage à voir avec les convenances qu’avec la vérité des sentiments; parce que l’amour, c’est la vie, et que la guerre vous met la mort sous les yeux chaque jour; pour toutes ces raisons et malgré tout, cet amour vivra. Le temps qu’il pourra, dans des conditions de survie quasi impossibles. Comme une plante assoiffée dans un pot renversé, qui attend la pluie, une main secourable.
Ce mince filet de vie auquel on doit se raccrocher, la force de reconstruire ce qui sans cesse est abattu, de colmater les brèches, de soigner les blessés, d’enterrer les morts, de maintenir un semblant de dignité dans l’horreur, d’éviter la folie qui guette par la solidarité, un geste, un sourire, une parole: voilà où paraît la grandeur de l’être humain sous la plume de Paule Noyart. Avec la précision d’une enquête bien documentée, elle restitue au jour le jour une guerre fratricide, absurde, incompréhensible – comme toutes les guerres -, le combat incessant pour la survie de dizaines de civils à qui elle rend le plus bel hommage.

«Un homme est couché sur une femme, le jean baissé. On l’a châtré. La femme a le visage barbouillé de sang, le pénis enfoncé dans sa bouche lui creuse les joues. Des secouristes entrent par la porte extérieure, retirent le manche à balai fiché dans le rectum de l’homme. De son coin, hébété, Wendel regarde le keffieh qui flotte à l’autre bout. Les infirmiers jettent le cadavre sur un brancard. L’un d’eux lève la tête, regarde le journaliste d’un oil éteint, puis se remet à l’ouvrage. Plié en deux, Wendel vomit.»
Les scènes insupportables, comme celle-ci captée après le massacre du camp de Chatila, de triste mémoire, parsèment les 360 pages du livre et l’itinéraire difficile de Wendel, témoin abasourdi qui en vient à se demander si son appareil Nikon a une fonction différente d’une kalachnikov ou d’un lance-roquettes. Complètement solidaire du peuple libanais, chez qui il a trouvé des amitiés solides, le Français bascule dans le camp des victimes. Lors de ses rares retours à Paris, tout de la vie désinvolte qui continue, les maisons qui tiennent debout, les gens aux conversations vides, l’avidité des patrons de presse pour les images sanglantes, tout lui devient insupportable, lui paraît telle la vraie obscénité.

Par son écriture sans fioritures, précise et juste, Paule Noyart a recréé, avec la force du documentaire et la profondeur de l’art, la tragédie inoubliable d’un peuple. Une tragédie comme il y en a toujours une, malheureusement, qui se poursuit quelque part sur la planète. Mais dans cette danse macabre, c’est la vie, dans toute sa force et sa fragilité, la valeur de la vie humaine, l’innocence des enfants, le courage des femmes qui ressortent comme l’espoir d’un jour meilleur. Une ouvre exemplaire. Éd. Leméac, 1998, 376 p.