Denise Desautels : L'enfance de l'art
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Denise Desautels : L’enfance de l’art

Pour son premier récit en prose, la poète Denise Desautels a remonté les sources d’une enfance cernée par la mort, racontant la genèse d’une femme qui apprendra à apprivoiser l’absence via l’art. La protagoniste de Ce fauve, le Bonheur a appris très tôt, le 6 mai 1950 très précisément, sa condition de mortelle. «A cinq ans, je suis une enfant marquée, enfant sans père, fragile, si fragile, à manipuler avec soin.»

Dès lors estampillée «orpheline», la narratrice, chouchoutée, surprotégée, vivra sous le règne d’un Bonheur trompeur, illusoire, mais conscrit d’office, nourri de silence et de caresses par une famille qui cultive la peur de finir seul, et le souvenir des «âmes voyageuses» qui veillent sur les survivants. Une toile de réconfort tissée serré par une mère avec qui elle vit une relation symbiotique, tendre mais étouffante, tentative de combler le vide, l’«immense solitude des femmes» veuves. Sous la douceur, elle ignore toutefois que «la vraie vie est ailleurs», qu’elle est coupée d’une douleur plus réelle qui reviendra la hanter plus tard. «Oui, le bercement rassure les enfants inconsolables, n’empêche qu’il rend à long terme leur deuil impossible.»

Cette histoire émouvante aux relents autobiographiques, Denise Desautels la raconte dans une prose fluide et sensorielle, au fil de souvenirs où sont cristallisées des révélations, des émotions vives. Dans de courts chapitres précédés de citations de divers auteurs, la narratrice fait le compte de ceux qui l’ont quittée entre l’âge de cinq et quinze ans, véritable champ de bataille qui, à partir de la mort du père, laissera une dizaine de disparus. Elle grandira donc avec un sens aigu de la catastrophe, le pressentiment fataliste de la finalité de la vie: «[…] chaque fois, je suis là, au premier plan, spectatrice privilégiée mais impuissante, et chaque fois je vois la flèche atteindre le disque noir au centre de la cible.»

La Grande Faucheuse frappe à tous les âges et emprunte toutes les formes. Un cousin, encore tout bébé, une pieuse grand-mère, un oncle tuberculeux, un jeune baigneur, noyé sous ses yeux un samedi de juillet, un jeune voisin leucémique. Disparitions auxquelles s’ajoutent des absences, celle de l’oncle Bernard, enrôlé trop tôt dans les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale, dont il ne reviendra jamais tout à fait. Aux morts proches se mêlent donc les réminiscences d’une «douleur universelle». Une angoisse qu’elle reconnaîtra, à l’adolescence, dans les toiles de Vincent Van Gogh, grand peintre écorché. Un choc et une découverte.

Nourrie par l’enfance, la mémoire et l’amour de la littérature, voici donc une tragédie feutrée, où la poète s’approche au plus près des sentiments. Avec sensibilité et pudeur, elle sait évoquer l’intangible, tracer son chemin dans ce récit initiatique qui va droit au cour blessé d’une existence.

Ce fauve, le Bonheur est finalement le récit de cette lutte fragile qu’est la vie. Une lutte que l’art, ainsi que Denise Desautels l’illustre éloquemment, illumine avec beauté. Éd. l’Hexagone, 1998, 233 p.