Marguerite Duras : La vérité si je mens
Marguerite Duras souhaitait que nul n’écrive sur sa vie, prétextant que tout était dans ses livres. LAURE ADLER lui a brillamment désobéi.
Avant Duras, il y eut Marguerite. Avant les rencontres parisiennes, avant les années de la Résistance – auprès des jeunes Robert Antelme et François Mitterrand – et bien avant la gloire, il y eut une vaste plage de temps, voilée par les embruns du Pacifique et trouée çà et là par des cris de douleur.
Qu’en est-il exactement de cette enfance quasi mythique, source intarissable de maux et de mots? Marguerite Duras, comme son ouvre, entretenait un rapport complexe avec la vérité. Départager le vrai du mensonge, au fil de sa vie, puis dégager l’autobiographique de la fiction, dans ses écrits, tient quasiment de la gageure. Avec doigté, respect mais avec un regard cru sur les ambiguïtés, Laure Adler s’immisce dans la vie d’une auteure qui en gardait jalousement les clés.
Née Donnadieu, en 1914, dans une Indochine coloniale florissante, la petite Marguerite n’en connaît pas moins une enfance meurtrie. L’absence d’un père mort prématurément, l’emprise d’une mère compulsive, la présence de deux frères dont l’un torture – au sens propre – sa petite sour, tout cela autant que la chaleur moite, la lumière blême, l’entre chien et loup délicieux du jour asiatique, va baigner ses jeunes années, puis réapparaître, des années plus tard, magnifié, transfiguré dans une ouvre singulière. Une période marquée de violences, où les joies pointent comme de trop brefs soleils et qui va nourrir des décennies de littérature: «Un traumatisme d’enfance, répété, déformé par des rêves persistants, n’explique jamais une ouvre romanesque, mais éclaire cruellement la matrice d’un imaginaire peuplé de personnages récurrents et d’obsessions taraudantes.»
Marguerite serait-elle devenue Duras sans l’Indochine? Laure Adler pose la question, y répond par le fait même. L’écrivain fera sa vie en Occident, mais promènera partout les repères et les fantômes de sa jeunesse.
Marguerite est aussi une femme qui a épousé son époque comme peu d’autres. Un peu par hasard et surtout par choix, elle s’est toujours trouvée au cour des mouvements majeurs de son temps. Quand elle débarque à Paris, jeune femme, c’est en conquérante. Insatiable en tout, elle va conquérir le cour de nombreux hommes, dont Robert Antelme, le mari adoré, et Dyonis Mascolo, l’amant qui lui donnera un fils; elle va s’imposer au sein des groupes auxquels elle appartiendra, depuis sa cellule de résistance, durant la guerre, jusqu’au Parti communiste français, l’espoir de toute une génération, mais dont elle se dissociera, comme plusieurs, faute de pouvoir y penser librement. Puis elle va conquérir, à l’arraché semble-t-il, sa renommée d’écrivain.
Duras mettra du temps à préciser son style et à se faire admettre comme auteure d’importance. Heureusement, Raymond Queneau est là pour la soutenir, alors que les éditeurs lui ferment leur porte. Puis, les deux hommes de sa vie, brillants littéraires, la guident, exigeants envers cette petite femme entêtée à écrire et dont les textes déjà laissent émaner quelque chose de vital. D’ailleurs, Laure Adler accorde à Antelme un rôle déterminant dans la carrière de Duras. A la fin de la guerre, à son retour des camps nazis, plus mort que vivant, Robert Antelme écrit L’Espèce humaine, un livre émouvant portant sur les ressources inaliénables de l’homme, même confronté à l’inhumain. Marguerite admire et apprend: «Prenant le relais de Robert, elle puisera dans sa langue et se débarrassera définitivement des afféteries du langage, des coquetteries grammaticales, des jeux de cache-cache avec le réel. Un barrage contre le Pacifique n’aurait pu être écrit sans la publication de L’Espèce humaine. La révolution dans l’écriture de Marguerite […] date de cette période.»
Commence alors la carrière proprement dite. Les Petits Chevaux de Tarquinia, Moderato Cantabile, Le Marin de Gibraltar, autant de romans novateurs, où parfois la thématique se perd au profit des atmosphères, où souvent la raison se tait pour laisser émerger les motivations secrètes du corps. Laure Adler propose, imbriquées aux faits chronologiques, des corrélations entre les événements d’une vie et les morceaux du gigantesque puzzle que demeure l’ouvre de Duras. Duras écrivain ou Duras cinéaste, elle ne connaîtra longtemps qu’un succès d’estime, jusqu’à la parution de L’Amant (Goncourt 1984), en fait, best-seller mondial qui lui rapporte enfin la fortune rêvée.
Sa vie durant, jusqu’à sa mort en 1996, Duras assemble puis disperse les pièces du puzzle, inlassablement, ne carburant quelquefois qu’au vin rouge et au whisky. Géniale et obsédée, elle «écrit des pages» jusqu’à la fin, couvée alors par le regard de son très jeune et dernier amant, Yann Andréa.
Laure Adler a mis peu de fioritures dans l’écriture de ce livre, sobriété qui sans doute sied bien au travail biographique, d’autant qu’ici, le sujet a existé avant tout par le style. C’est donc une biographe effacée derrière son propos, modeste, qui jette une lumière franche sur un personnage tout sauf banal. Un personnage complexe, monstre d’intelligence, femme d’esprit mais aussi de chair, avide d’amour, de sexe, de reconnaissance et d’argent. Et, quoiqu’en disent ses détracteurs – qui ont souvent confondu style véritable et erreurs de style -, un écrivain majeur parvenu à une écriture proche de l’essentiel.
Voilà une biographie captivante, et croyez-moi, ce n’est pas un grand adepte du genre qui vous le dit.
Marguerite Duras,
de Laure Adler
Gallimard
1998, 640 pages