Mauricio Segura : Péril en la demeure
Avec Côte-des-Nègres, MAURICIO SEGURA entre dans le monde littéraire par la grande porte. Nous offrant une ouvre réaliste des plus actuelles, le jeune écrivain dresse un portrait troublant du quartier le plus multiethnique de Montréal.
Il n’a jamais été un bagarreur, Mauricio Segura, sauf peut-être avec la plume. Il avait cinq ans lorsque ses parents ont quitté le Chili, en 1973, pour venir au Québec. C’était après le coup d’État contre le président Allende, dont ils étaient des supporters: «Ils appartenaient à cette immigration chilienne socialiste et de gauche, dit-il, qui n’a rien à voir avec les réfugiés chiliens dont on entend parler maintenant.» Sa famille installée dans le quartier Côte-des-Neiges, il y vécut cinq ans, y fit son école primaire. Cette période, «la plus intéressante» de sa vie, est relatée dans Côte-des-Nègres, dont elle fut un peu le point de départ.
De bruit et de fureur
Le roman s’attache à décrire le cheminement de deux jeunes garçons, Marcelo et Cléo, un Latino et un Haïtien, amis fidèles au primaire, qui deviendront au secondaire, sous les surnoms de Flaco et CB, les chefs de deux bandes ethniques rivales: les Latino Power et les Bad Boys. En montrant en parallèle les toughs qu’ils sont devenus et les enfants tout à fait normaux qu’ils furent, en nous introduisant dans leurs familles, à l’école, avec leurs camarades, auprès de leurs blondes, le romancier nous permet de bien saisir l’évolution de ses personnages, et la situation sociale difficile à laquelle ils sont confrontés. Ces jeunes Latino-Américains et Haïtiens qui se battent pour des questions d’honneur, dont la violence échappe au contrôle des autorités parentale, scolaire et policière, appartiennent bel et bien à notre société: le romancier nous les fait voir de l’intérieur.
Très tôt convaincu, à quatorze, quinze ans, d’avoir à choisir entre l’écriture et la musique comme moyen d’expression – il fut pianiste dans un groupe de jazz latin -, Mauricio Segura a choisi la littérature et ne le regrette pas. Parallèlement à des études en lettres françaises – maîtrise à l’UQAM et doctorat en cours à McGill -, il a été journaliste – critique de cinéma à la revue 24 Images, il a également signé des articles sur la politique et l’économie chiliennes et argentines dans Le Devoir, et publié des nouvelles dans des revues montréalaises, dont Liberté.
Force majeure
Avec Côte-des-Nègres, il a voulu dépeindre un milieu jamais décrit dans les romans, montré seulement par des journalistes, de façon superficielle. L’écrivain multiplie les pirouettes stylistiques, donnant la parole aux personnages, dont la langue québécoise est le dénominateur commun, leur lien le plus fort avec cette société qui les a accueillis, mais qui s’expriment aussi à l’occasion en espagnol ou en créole. Son narrateur s’adresse le plus souvent à Marcelo, lui disant: «Souviens-toi, Marcelo…»
«Rappelle-toi le sang qui battait tes tempes et la force, venue de tu ne sais trop où, qui s’emparait graduellement de toi. Quelques instants plus tard, déversant toute ta bile, tu accablais ton oncle Juan d’insultes à peine voilées: il n’était qu’un borracho, un ivrogne! Il ne pensait qu’à boire! Tais-toi, Marcelo, sinon tu vas y goûter, caramba! Puis la bousculade, la musique qui s’est subitement arrêtée, les danseurs qui se sont immobilisés: qu’est-ce qui se passe, por el amor de Dios?»
«Marcelo, dit Mauricio Segura, est un peu mon alter ego; mais, en même temps, il vit des choses que je n’ai jamais vécues. Je n’ai jamais fait partie des gangs ethniques, c’est un phénomène qui par la suite m’a intéressé; j’ai lu là-dessus et je me suis dit: c’est vrai, moi j’ai connu ça de l’intérieur, sans y avoir participé vraiment. Il m’est arrivé des choses qui se retrouvent dans le roman, que j’ai romancées; j’ai aussi un frère plus jeune que moi qui m’a raconté beaucoup d’histoires.»
Très touchantes, les aventures de Flaco et CB se terminent tragiquement, tant l’escalade de la violence est irrésistible. «Pour moi, Flaco et CB, c’est comme le négatif et le positif, note l’écrivain; ce sont presque des doubles, ils se ressemblent, bien que ça les agace: ils sont un peu rebelles, délinquants, mais ils ont quand même besoin de tendresse et d’amour et ça, je trouvais important de le montrer. En fin de compte, ils souffrent beaucoup d’avoir perdu leur amitié.»
Le roman pose énormément de questions. Quelles sont les causes de la violence? Comment l’éviter? Ici, les adultes semblent impuissants: soit ils ont abdiqué, soit le cynisme à l’égard des jeunes les habite. «Il faut comprendre qu’un jeune immigrant qui arrive au Québec vit une sorte d’état schizophrénique, explique Mauricio Segura. A la maison, on a une langue, une culture avec ses codes, et dehors, c’est l’Occident, le Québec;et ça cause toutes sortes de problèmes identitaires. Essayer de comprendre cette réalité constitue un grand pas vers la solution de certains problèmes.»
Côte-des-Nègres, dont l’intrigue bien menée, le style coulant et les personnages plus que crédibles forcent l’adhésion, nous ouvre à une compréhension plus sensible que théorique du racisme et de ses subtiles manifestations.
Côte-des-Nègres
de Mauricio Segura
Éd. du Boréal, 1998, 296 pages