Michel Houellebecq : Sciences impures
La rentrée littéraire parisienne entraîne chaque année dans son sillon LE livre qui déchaîne les passions. Fumisterie médiatique ou ouvre majeure? Cet automne, ce sont Les Particules élémentaires, de MICHEL HOUELLEBECQ qui secouent la France. Nous avons joint l’auteur chez lui, à Paris.
Au cour de la tourmente, le roman est sur la liste du Goncourt, tout en trônant au sommet des meilleurs vendeurs. On a flairé cette année une très bonne cuvée de parfum du scandale! Voici le roman incontournable qui fait le pont entre les millénaires et creuse le fossé entre les générations… Nous avons demandé à Michel Houellebecq de faire avec nous le point sur l’affaire des Particules élémentaires. «Quand on écrit, il vient un temps où l’on perd de vue le projet d’ensemble. On passe beaucoup de temps à corriger des détails; réorganiser telle phrase pour qu’elle soit harmonieuse… Quand on sort le livre, on a déjà oublié l’effet de bombe qui résulte de l’ensemble. On le connaissait peut-être au début. Mais j’avais perdu de vue les orages que ce livre risquait de déclencher par son contenu.»
Linge sale sans famille
L’explosion de la bombe Houellebecq n’est pas une surprise; déjà, sa poésie (Rester vivant et La Poursuite du bonheur, 1997), quoique confidentielle, avait intrigué. Son premier roman, en 94, Extension du domaine de la lutte, allait devenir un livre culte chez les jeunes intellectuels qui ont trouvé en lui une inspiration. A l’aube de la quarantaine, cet ex-informaticien, qui collabore au magazine français Les Inrockuptibles, s’est vu excommunié par ses comparses de la revue Perpendiculaire, qu’il avait cofondée, en même temps qu’il a été traîné devant les tribunaux par les propriétaires d’un terrain de camping new age qu’il met en scène dans son roman. «Avec un petit recul, ce qui m’ennuie le plus, c’est la procédure judiciaire entreprise par ce camping, l’Espace du possible. Cette association s’est estimée diffamée et présentée sous un jour pervers. Et l’attitude de la justice, en France, a été assez dure avec le milieu de l’édition dernièrement. Nous avons gagné, mais nous avons dû faire des concessions, dont changer son nom, pour Lieu du changement. Mais le livre qui existe n’est plus vraiment celui que j’ai écrit. Ça me pèse plus que toutes les polémiques.»
Dans ce roman, Houellebecq nous présente deux demi-frères en début de quarantaine, aux caractères diamétralement opposés, Michel et Bruno. Le premier deviendra chercheur de pointe en biotechnologie et sa vie sexuelle sera presque monastique; le second donnera dans les lettres et tentera de vivre sa sexualité de façon débridée. Nés de la même mère, qui les abandonnera pour vivre l’expérience spirituelle de l’amour libre sur la terre promise californienne, ils n’auront pas davantage de support du côté paternel. Mais tout ça ne se limite pas à un témoignage sur la détérioration des rapports parents-enfants à l’ère de l’éclatement de la cellule familiale. «J’essaie de dépasser le simple cri du cour. Toute la première partie est là pour dire que c’est un phénomène général; il ne s’agit pas d’essayer d’accuser mais de comprendre ce qui s’est passé, ce qui fait que, par exemple, les pères ont massivement démissionné. Dans ce sens, mes personnages ne sont pas tellement comme ceux de ma génération, mais plutôt comme les 20-25 ans. Aujourd’hui, il y a une difficulté à aimer, une violence croissante dans les rapports, des vies assez peu satisfaisantes, une peur de la déchéance physique, encore plus pour les femmes, qui se retrouvent souvent vieillissantes et seules dans cette sorte de marché du désir, le marché du corps. C’est une vie avec beaucoup d’épuisement, peu de joie, plus solitaire qu’elle ne l’a jamais été.»
Le roman total
Alors que plusieurs des écrivains de sa génération s’investissent très personnellement dans leur écriture, parfois avec un narcissisme envahissant, Michel Houellebecq tente davantage du fusionner les genres. Il utilise le discours scientifique de la physique des particules à des fins métaphoriques; il ponctue son récit de fragments dont l’écriture est tantôt très clinique, tantôt poétique. Il nous sert un roman hybride mais cohérent en dépit des changements de ton. «Je n’ai pas l’impression de me situer dans l’autobiographie, mais, avec obstination, dans la tentative de décrire des personnages typiques. Je puise dans les gens qui me paraissent représentatifs de la société dans son ensemble, plus que je ne détaille ma propre vie. Et je m’intéresse à la science plus que la moyenne des écrivains. Beaucoup de choses sont arrivées dans nos vies par le progrès de la science. C’est un facteur qui a joué un rôle énorme au XX e siècle, mais on en parle peu dans le roman français. Et ça m’étonne: on a pratiqué une écriture où les gens, les personnages sont insituables; dans un espace et un temps abstraits, sans trop de rapport avec l’ensemble des objets du monde, la société dans laquelle ils évoluent, où l’on ne sait pas d’où ils viennent, quel est leur salaire, quelle est leur vie sexuelle, s’ils ont un répondeur téléphonique, qu’est-ce qu’ils achètent… Mon roman est beaucoup plus ancré dans les choses de tous les jours. C’est pour ça que les objets techniques y jouent un grand rôle. Dans mon premier livre, c’étaient les informaticiens, une profession qui me paraît, dans un sens, typique, parce qu’on parle beaucoup d’informatique. Ça joue un rôle important dans nos vies. Dans ce cas-ci, c’est la biologie, un sujet plus lourd, à risques pour la société, parce qu’il touche au corps, à la reproduction. En Californie, on n’en est pas encore au clonage, mais c’est parfaitement autorisé pour une femme de choisir le sperme sur un catalogue, avec description physique et intellectuelle du donneur. Ce sont des choses qui changent la vie. Pour moi, c’est normal que ça se retrouve dans un roman.»
Quel scandale?
Mais qu’est-ce qui choque donc tant dans ce roman? En fait, ce n’est pas tellement le contenu, aussi subversif et sulfureux (à cause des nombreuses scènes sexuelles, voire orgiaques) puisse-t-il être, que tout ce qui s’est dit autour du livre lui-même. D’un côté, on a fait à Houellebecq un procès politique, le traitant de réactionnaire, de nazi, à cause de ses propos sur l’eugénisme et la manipulation génétique; de l’autre, on dénonce la chasse aux sorcières sur le dos du messager.
On lui reproche aussi de vouloir en finir avec l’idée du désir, notre carburant universel. «Et c’est bien une des idées les moins originales du livre! Parce qu’en finir avec le désir, c’est déjà le propos du bouddhisme et de nombreux philosophes. Beaucoup de gens ont réfléchi à la question et en ont conclu que le désir mène à la souffrance. Ce qui n’est pas vraiment le cas du plaisir physique. Et là, les gens ont beaucoup plus de désirs qu’avant, en partie à cause de la publicité, qui est une immense machine à exacerber le désir. Mais rien qui rapporte la satisfaction du désir. Donc les gens sont de plus en plus frustrés (rires). Ils ont plus de désirs, mais les capacités de les réaliser n’augmentent pas en conséquence. Dans notre société, quelque chose a été endommagé. Je pense que c’est irréversible. Les jeunes sont devenus plus violents, et moins aimants. Maintenant, même les filles tendent à devenir plus violentes. Il y a une espèce d’ensauvagement des gens. Ceci dit, dans le roman, les femmes sont plus sympathiques que les hommes, dont on n’a plus vraiment besoin. Ça semble être un constat assez extrême, sauf que là encore, je n’ai pas trop inventé non plus. Dans les pays qui ont stabilisé leur population, les hommes sont devenus moins utiles dans la production, à cause de la robotisation; et les femmes sont massivement entrées sur le marché du travail. Et elles pourront procréer sans les hommes. Les hommes provoquent des guerres stupides, ils s’obstinent dans ces conflits d’un autre âge… On peut s’interroger sur leur utilité. Mais prendre conscience d’un état de fait est déjà une étape importante. J’essaie juste d’être lucide, d’écrire sur ce qu’il y a d’inédit, du supermarché au clonage, dans notre société…»
Les Particules élémentaires
de Michel Houellebecq
Éd. Flammarion, 1998, 398 p.
Interventions
L’auteur publie simultanément un recueil de réflexions théoriques et d’articles qui éclairent sa démarche et sa pensée. A lire, des critiques et des entretiens (littérature, cinéma, art et société) parus notamment dans Les Inrockuptibles et Lettres françaises, de 1992 à aujourd’hui. Jacques Prévert est un con, premier texte de l’anthologie, ouvre le bal mené par cet iconoclaste dont la critique décapante de la société et de l’intelligentsia françaises sont plus que rafraîchissantes… Éd. Flammarion, 1998, 149 p. (P. N.)