Barbie, poupée totem : La boîte de Pandore
Après la lecture du livre de Marie-Françoise Hanquez-Maincent, vous ne verrez jamais plus une poupée de la même façon. Si vous offrez un camion à votre petite fille pour corriger les stéréotypes les plus tenaces, vous ne vous étonnerez plus de son obstination à réclamer la même Barbie que sa copine, qui joue à la grande dame sans que les adultes ne se mêlent de son éducation.
Dans Barbie, poupée totem, Hanquez-Maincent (qui détient un doctorat en civilisation américaine) a poussé à fond l’étude de l’idole de plastique; rien n’est plus complexe en effet que cet objet venu d’Allemagne. Lili, ancêtre de Barbie, est née le 24 juin 1952 au journal Bild, sous la plume d’un caricaturiste nommé Beuthien; insolente et provocante (qualités qu’elle a égarées au milieu de l’Atlantique), Lili «devenait alors l’ambassadrice du journal allemand et devait ainsi assurer une augmentation de son lectorat».
Lorsque Ruth Handler, Américaine en vacances, l’aperçut dans une vitrine, elle décida d’importer le produit (donnant lieu à de nombreux démêlés juridiques) et devint une femme d’affaires prospère. C’est en hommage à sa petite fille prénommée Barbara qu’elle conçut Barbie, avec son mari, qui est nul autre qu’Elliot Handler, fondateur de la future compagnie Mattel aux États-Unis.
La vie en rose
On connaît bien la suite si l’on a grandi en Amérique du Nord, bercé par ces pubs rose bonbon qui pullulaient entre Bobino et Fanfreluche, surtout à l’approche de Noël. Les campagnes de promotion de Barbie sont passées au peigne fin par Hanquez-Maincent, qui analyse sans parti pris les stratégies matelliennes pour vendre la poupée, ses symboles, son mode de vie et les valeurs qu’elle véhicule. Et l’auteure pose des questions troublantes: comment se fait-il que, dans un pays construit sur l’immigration, l’on ait tant tardé à fabriquer des modèles de Barbie noires, hispaniques, asiatiques? Et surtout, comment se fait-il que, bien que Mattel ait enfin conçu ces modèles, ils n’aient pas vraiment marché?
Par la profondeur de son analyse, Hanquez-Maincent aborde les paradoxes de la poupée Barbie (par le biais d’études consacrées aux poupées en général), «ni maternelle, ni enfantine»: comment peut-elle à la fois constituer un objet de socialisation («De l’avis des professionnels de l’enfance, pour la fillette, la poupée Barbie n’est autre qu’une caricature de la femme, nécessaire à un moment de la vie.») et le symbole de l’aliénation féminine? Pourquoi peut-elle être considérée comme un objet tout à fait éducatif (l’auteure donne arguments et preuves à l’appui) et provoquer la colère des mères de familles? Pour répondre à ces questions et à bien d’autres encore plus raffinées, tous les spécialistes et leurs discours sont convoqués: professeurs, psychologues, médecins, pédagogues, mais également groupes religieux, féministes, mamans, économistes, le tout dans une langue claire et très vivante.
L’objet du scandale
Barbie a beau être une «parodie», elle génère beaucoup de chiffres: «[…] grâce à elle, Mattel a construit un empire: 21 000 personnes, trente-six filiales dans le monde, huit usines.» Il s’achète plus de deux Barbie par seconde dans le monde et «si l’on mettait bout à bout le milliard de poupées vendues depuis la création de Barbie en 1959, elles feraient presque dix fois le tour de la terre». C’est ce qu’on appelle un succès comme les aiment les Américains.
Analyser le phénomène de Barbie, c’est d’ailleurs tracer le portrait d’une Amérique qui, malgré sa diversité, se reconnaît dans cette femme blanche, aryenne, et dans les valeurs qu’elles a mises à la mode, notamment la consommation, devenue trait identitaire des Américains: elle-même immigrante, Barbie a réussi aux États-Unis, et devient par le fait même un fabuleux miroir. La preuve? Sa capacité à posséder, dépenser, accumuler les vêtements dernier-cri, et sa réussite sociale: n’a-t-elle pas une «maison de rêve», avec tous les appareils qui lui facilitent la vie?
Et puis les fabricants ne sont pas fous: Barbie a été astronaute avant la première Américaine à accomplir cet exploit, et elle a même déjà été candidate à la présidence américaine… Tout pour rendre les féministes fières de leur petite peste de sour.
Avec ses fans, ses palais où pavanent des millions de modèles (il se tient d’ailleurs des expos permanentes, notamment à Palo Alto, en Californie), les magazines qui lui sont consacrés, Barbie n’est pas près de disparaître, malgré les efforts de la Barbie Liberation Organization qui voudrait bien en débarrasser la planète. Des livres comme celui de Hanquez-Maincent permettent au moins de réfléchir sur les enjeux insoupçonnés d’un tel symbole, sans se rendre malade pour un si petit bout de plastique.
Barbie, poupée totem
Entre mère et fille, lien ou rupture
Éd. Autrement, 1998, 245 p.