Gilbert Dupuis : La force de l'art
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Gilbert Dupuis : La force de l’art

GILBERT DUPUIS ressuscite par la fiction quelques-uns des enjeux de Refus global et la parole de ses signataires. Son second roman, Les Cendres de Correlieu, rend hommage au pouvoir de l’imagination, et à la force révolutionnaire de l’art.

Dans la foulée des célébrations du 50e anniversaire de Refus global, Borduas et les automatistes sont de retour, ils insistent, persistent et resignent. Peu de choses ont vraiment changé au Québec, où les créateurs, jadis acculés à l’exil, connaissent encore et toujours diverses formes d’exclusion. Avec Les Cendres de Correlieu, second volet d’une trilogie romanesque inspirée de la mouvance automatiste, Gilbert Dupuis poursuit la remise au jour d’une pensée créatrice qu’on ne peut étouffer. On y retrouve la verve, l’humour et l’imagination délirante remarqués par certains critiques dans L’Étoile noire, premier roman étrangement ignoré des grands médias nationaux que sont La Presse, Le Devoir, Radio-Canada…

Le beau risque
Il est vrai que l’écrivain a une prédilection franchement avouée pour les activistes marginaux qui tiennent à bout de bras des entreprises alternatives, café littéraire, brasserie artisanale, média communautaire et autres. Comme il n’hésite pas à vilipender les détenteurs occultes d’un pouvoir destructeur, antidémocratique, ceux qu’il nomme les «margoulins». Homme de théâtre, comédien et auteur de nombreux textes dramatiques, notamment pour le Théâtre de Quartier, Gilbert Dupuis a reçu en 1991 le Prix du Gouverneur général pour sa pièce Mon oncle Marcel qui vague vague près du métro Berri et le Prix du Signet d’or pour Kushapatshikan.
Après quelques pièces touffues, il dit avoir ressenti l’appel du roman à travers les didascalies théâtrales – indications scéniques – qui prenaient de plus en plus de place. «Le texte de théâtre est comme la pointe d’un iceberg, explique l’écrivain; les dialogues ne sont pas si importants, c’est le sous-texte qui compte.» Après tant d’expériences collectives, avec les contraintes inhérentes au théâtre, il a senti «le désir d’être tout seul avec les mots» et s’est lancé à tête perdue dans l’écriture romanesque. «Quand j’écris, dit-il, j’ai l’impression que tout autour s’arrête.» Chaque jour «avec acharnement», fidèle aux enseignements de Borduas, il «laisse travailler la plume à [sa] place», assume «le risque total de la création».

Comme L’Étoile noire, Les Cendres de Correlieu est un roman riche et dense, où l’auteur lance des ponts entre notre passé et l’avenir, mêlant les données et personnages historiques qu’il réinterprète à une intrigue policière loufoque, se déroulant dans un Québec à la fois familier et déroutant. On y croise Gauvreau, Riopelle, Fernand Leduc, le frère Marie-Victorin, aussi bien que des contemporains moins connus comme le professeur Jean Fisette et le comédien Pierre Drolet, qui côtoient la narratrice Marie Kirouac et pleins d’autres personnages inventés. Ainsi, réalité et fiction s’entrelacent, au plaisir du lecteur quelque peu… déstabilisé.

Le statut de la liberté
Tout est affaire d’interprétation pour Gilbert Dupuis, qui déplore le peu d’écho, dans notre société, du cri de Borduas et des
automatistes, «sauf dans les 10e, 20e et 50e anniversaires où l’on en parle pendant quelques mois, où ça devient des événements un peu récupérés par la mode ambiante». C’est «la mesure de liberté» qui n’a pas été retenue, «une liberté qui n’est jamais acquise, jamais donnée, qui n’a jamais plongé ses racines dans notre système d’éducation, par exemple, où la philosophie, la littérature, le théâtre sont délaissés» au profit des diktats économiques.

«Avec ce roman, j’ai voulu redonner un sens, motiver des signes qui ont déjà été interprétés dans la société: pourquoi Correlieu, l’atelier d’Ozias Leduc, a brûlé dans l’indifférence complète? Le langage exploréen de Gauvreau, cette désorganisation qui vise à retrouver la source même de l’expression créative, l’espèce de quête fondamentale de la liberté qui est lancée à la narratrice: écris, écris, c’est dans la création que tu vas trouver tes ailes. Puis des choses très réelles comme le club de voleurs de girouettes créé par Riopelle dans les années 50, auquel je donne un autre sens. Il y a aussi une revendication de l’américanité, de l’histoire, la quête du Nouveau Monde où l’on pouvait avoir espoir de créer quelque chose de neuf, le choc de la pensée amérindienne…»

Comment s’étonner, devant le matériel amassé lors de ses recherches et vu son imagination foisonnante, que Gilbert Dupuis, en écrivant L’Étoile noire, ait eu l’idée d’une trilogie dont le dernier volet, La Chambre morte, est annoncé au cour des Cendres de Correlieu? A suivre…

Les Cendres de Correlieu
de Gilbert Dupuis
Appelée au secours par la peintre Ninon Catash, la narratrice, Marie Kirouac, rentre de Paris en catastrophe, pour découvrir que son amie a disparu. Elle lui a laissé un mystérieux cahier «Leacock, Leacock & French», recherché par des gens sans scrupules.

Heureusement, elle peut compter sur l’appui de H.P., Henri Pastoureau, professeur émérite en possession de secrets qui pourront la guider dans sa quête; ainsi que par Léon Bégin, un «post-ado» dégingandé avec lequel s’amorce un amour non dénué de passion… «Je constate, à voir l’éclat de sa prunelle, qu’il est en train de me déshabiller. Il a l’oil habile. J’ai l’impression que les boutons de ma blouse sautent l’un après l’autre. Ça y est, je suis nue. Je ne déteste pas ça. C’est tendre. Doux. Je brûle. Ma vieille Kirouac, je crois que tu vas te taper un amour carabiné. Tous les symptômes y sont. Mais je n’ai pas le temps de réfléchir.»
En donnant la parole à une femme, Gilbert Dupuis ne s’est pas trompé. Sa Marie Kirouac est fascinante, sympathique, désinvolte, angoissée, délirante pas à peu près. On la suit, essoufflé, dans une course à obstacles qui la mène du café DéLire, rue Marie-Anne, au Cheval blanc, rue Ontario, puis du cimetière de Saint-Hilaire où l’on a procédé à une fausse inhumation de Borduas, rapatrié de la mère patrie, jusqu’à l’UQAM où elle va jouer sa vie, perchée sur le clocher…

Impossible de résumer en quelques lignes l’intrigue et ses ramifications historiques et imaginaires. Le romancier nous perd un peu par moments, mais nous rattrape au tournant. Son cri créateur est audible, comme celui, tout à coup limpide, de Gauvreau: drozolmazdrozolzomoni… Éd. VLB, 1998, 336 p.