Gaétan SoucyLa petite fille qui… : Soleil noir
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Gaétan SoucyLa petite fille qui… : Soleil noir

«Père existant de ce côté-ci des choses, la vie du monde du moins avait un sens, tout de travers et cahoteux fût-il […]. Lui décédé, c’était comme si un gigantesque coup de vent avait d’un seul souffle balayé la terre en ne laissant rien debout. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre, et ça m’angoisse.» Il y a des romans à ne pas mettre entre toutes les mains, et La petite fille qui aimait trop les allumettes pourrait bien être de ceux-là. Si l’on ne peut passer sous silence l’imagination débordante et parfois somptueuse de Gaétan Soucy (L’Acquittement, 1997, L’Immaculée Conception, 1994), il faut dire aussi qu’il y rôde également quelque chose de malsain. Mais, comme on le sait, les mauvais sentiments font de la très bonne littérature.

C’est la mort du père, ancien religieux, exploiteur de mines et ermite, qui déclenche la confession de ce personnage narrateur énigmatique. Les deux enfants devront quitter leur curieux domaine pour se rendre au village chercher un «costume de bois» pour leur papa, et c’est le plus jeune qui est délégué pour aller prendre contact avec un monde jamais vu. C’est que cette tribu, plus proche de la famille Addams que de celle de Papa a raison, est dysfonctionnelle, malade. En fait, elle n’est pas du tout réaliste; croisement d’un conte pour enfants et d’un film d’horreur, La petite fille… rappelle à la fois Barbe-Bleue et la Justine de Sade, mais cette comparaison ne vaut que pour les images, les ambiances. Car le personnage principal de cette histoire, c’est l’écriture. Extrêmement autoréférentiel, le roman s’écrit sous nos yeux, alors que le personnage-écrivain, sur son «grimoire», nous raconte sa genèse, ses désirs, ses angoisses, ses émerveillements (comme l’a fait Bérénice dans L’Avalée des avalés). «Je ne sais pas combien de temps j’ai pu écrire à toute vitesse et le cour en chamaille, car il n’y avait pas de lune, le ciel était couvert de limbes, mais je dus remplir une douzaine de feuillets d’un coup sans m’arrêter, traversant les phrases et les mots comme une balle de fusil les pages d’une bible.»

Les maux dits
La littérature, dans ce roman, est une véritable conjuration de la misère humaine, de l’horreur, de la tristesse sans fin que vivent les deux enfants; on découvre au fil du récit une salle des tortures, un père complètement cinglé, un jardin aux secrets dignes des plus grands romans noirs. Si les personnages sont de pures constructions, les effets du roman sont, eux, bien réels. «Car il arrivait que papa ait la main pesante avec ses horions, et mon frère écopait comme du bois vert, et c’est moi qui subissais mon frère ensuite, c’est ce qu’on appelle les vases communicants.» Découvrant la violence dans sa famille, ce héros fragile apprend à la nommer, et à s’en libérer grâce aux livres qu’il affectionne, la bibliothèque, qui voisine la salle de bal où l’on devine qu’il y a déjà eu de la vie.

Jeux de langage, effets de style, néologismes, le roman insiste beaucoup sur la forme. «Mes mains sont pleines de grâce, je ne sais pas si j’ai oublié de le dire, sembables aux vagues d’ovembre sur l’étang, car je connais aussi le nom des mois, tous mes amis sont des mots.» Si la caractère performatif de l’écriture peut agacer, le personnage principal réussit à captiver suffisamment pour qu’on le suive dans sa logique, son aventure. Conférant parfois au récit une forme de légèreté par des remarques humoristiques et burlesques, le héros, qui vit sous nos yeux une métamorphose, installe en même temps une tension insoutenable. Ce drôle de mélange déconcerte, mais captive. Car enfin: que s’est-il passé dans cette maison de fous? Qui sont ces enfants? Qu’est-il arrivé à leur mère? Noyant la réalité du récit dans un lyrisme excentrique, Soucy réussit tout de même à tenir son lecteur en haleine et lui réserve quelques cruelles surprises. Ce roman est une expérience, pas un divertissement.

La petite fille qui aimait trop les allumettes
de Gaétan Soucy
Éd. du Boréal, 1998, 180 p.