John Saul Réflexions d'un frère siamois : Perdus dans l'espace
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John Saul Réflexions d’un frère siamois : Perdus dans l’espace

Tous ceux qui en ont assez de se crêper le chignon pour un OUI ou pour un NON se délecteront à la lecture de ces Réflexions d’un frère siamois. JOHN R. SAUL jette un regard neuf et constructif sur le Canada. On devrait, pour une fois, faire avancer les débats.

Les préoccupations de John Ralston Saul prennent ici un nouveau tournant. Ses trois précédentes publications (Les Bâtards de Voltaire, Le Compagnon du doute et La Civilisation inconsciente, toutes traduites en France, chez Payot) ont éloquemment démontré l’insanité d’une société de plus en plus soumise au totalitarisme des grandes corporations. Avec Réflexions d’un frère siamois, il se penche maintenant sur cette étrange créature sociopolitique qu’on appelle le Canada. Cette fois le bouquin est traduit à Montréal, chez Boréal (par Charlotte Mélançon): le propos de Saul serait-il tout à coup devenu trop «local» pour les éditeurs français?

Les Réflexions de Saul se fondent sur une idée toute simple: le Canada n’est pas une créature de l’histoire, mais de la géographie. Nous vivons dans un espace fondamentalement nordique, et terriblement vaste. Le problème est que les Canadiens anglais ont le regard rivé vers le sud et les États-Unis; tandis que les Québécois ne cessent de se tourner vers l’est et la France. Le Canada doit littéralement retrouver le nord: déterminer des «moyens d’exprimer non pas le Nord, mais la sensibilité nordique perçue par un oil nordique».

L’Europe est un tissu de pays sans grandes étendues territoriales, nés d’une prise de contrôle de leurs réalités géographiques par l’État. Ce qui a conduit à définir la nation comme un lieu où tout est sous contrôle: la langue, la culture, la population, etc. Voilà qu’il n’est pas possible de dominer le territoire canadien: la population aurait beau être plus nombreuse, qui peut prétendre maîtriser les vents du nord! Aussi est-il illusoire de vouloir y mettre de l’avant le genre de valeurs politiquement et culturellement unificatrices (le nationalisme, l’unité linguistique, etc.) qui ont pu fonder les petits États du Vieux Continent.

Saul nous démontre que le Canada ne saurait avoir une autre figure que celle de la diversité. Ce qui n’a rien à voir avec le multiculturalisme qui, loin de conduire à un fractionnement du nationalisme, ne fait qu’en multiplier les facettes. L’avenir du Canada ne tient pas à une multiplication des allégeances culturelles de sa population, ni à un choix entre nationalisme canadian ou québécois. Inutile de chercher à déterminer laquelle de ces options doit avoir le dernier mot: la solution tient à l’établissement d’un dialogue incessant. Car, comme le rappelle Saul, la «culture n’a rien à voir avec la conformité ou la norme, mais avec le questionnement. En d’autres mots, culture ne veut pas dire solidarité, mais débats, et désaccords.»

Eloge de la différence
Mais Saul ne se contente pas de discuter de positions de principes. Une fois défini ce cadre théorique, il se lance dans l’analyse d’un vaste ensemble de problèmes concrets sur lesquels il jette un éclairage innovateur. Ainsi, quand il constate fort lucidement que, pour les francophones, la question nationale en est une «de respect de soi ou de dignité, plutôt qu’un problème politique». Ou lorsqu’il souligne comment, de part et d’autre du pays, «la langue est exaltée et utilisée de la même façon que l’étaient autrefois la religion ou la race.» En fondant les identités canadienne et québécoise sur l’origine linguistique des populations, on se retrouve dans une situation absurde: «Nous serions censés partager notre vision du monde et de la société avec des gens qui se trouvent à parler la même langue que nous […] même s’ils vivent à des milliers de kilomètres […].» Pour contrer ces solidarités ethno-linguistiques héritées d’une conception dépassée et européenne de la nation, il faut s’ouvrir à nos connivences géographiques: «il sera vraisemblablement plus facile de trouver des gens qui comprennent vraiment la nature du Canada anglais et du Canada français parmi ceux qui parlent l’autre langue à Montréal ou à Halifax, que parmi ceux qui parlent la même langue à Londres ou à Paris.»

Loin d’une apologie des vertus du fédéralisme (Saul prend la peine de l’écrire en toutes lettres: «Je ne suis pas en train de défendre une de ces thèses ineptes sur le meilleur pays du monde»…), Réflexions d’un frère siamois est une défense de l’anticonformisme sociopolitique. Ce pays bicéphale (d’où l’image du frère siamois…) n’est pas un État comme les autres: «La plupart des fédéralistes, constate Saul, aussi bien que les anti-fédéralistes, ont décrit cela comme l’échec du Canada. L’échec qui consiste à ne pas ressembler aux autres. […] A mes yeux, cet échec constitue notre plus grande réussite. Une preuve d’originalité que nous refusons de considérer comme un avantage.»

Réflexions d’un frère siamois est un ouvrage dérangeant. Qu’on soit fédéraliste ou nationaliste, après avoir traversé les quelque 500 pages du volume, il est impossible de rester sur ses positions.

Réflexions d’un frère siamois
Le Canada à la fin du XXe siècle
de John Ralston Saul
Éd. du Boréal, 1998, 512 p.

extrait:

«Lorsqu’on regarde autour de soi, on voit de tous côtés des dirigeants politiques qui se targuent de vouloir protéger notre culture ou tel de ses aspects. Ce terme négatif – protéger – laisse entendre qu’ils ne comprennent pas que la culture est une force vive. Seules les cultures mortes ont besoin d’être protégées. Une culture vivante exige qu’on renforce constamment les structures qui rendent possibles la création, la production et la diffusion des ouvres.»