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Les Amants désunis : Le voile des souvenirs

C’est connu, l’assassin éprouve le besoin de retourner sur les lieux du crime. Qu’en est-il de la victime, en admettant qu’elle n’y ait pas tout à fait laissé sa peau, qu’une démarche similaire conduit là où la vie a basculé? Anouar Benmalek trace, avec Les Amants désunis, l’itinéraire d’une femme pour qui le temps et l’éloignement n’ont jamais atténué l’odeur âcre du sang qui macule son passé.

Quand Anna, Suissesse d’origine mariée à un Algérien, trouve ses deux fils égorgés par des fous d’Allah qui tiennent son mari pour un traître, elle y laisse une bonne part d’elle-même. Son mari, alors prisonnier dans le maquis et peut-être mort lui aussi, ne sera pas là pour partager sa douleur. Le deuil, intact malgré un second mariage et une deuxième vie en Europe, sera la trame de son existence.

Peut-être sommes-nous blasés d’entendre parler de ce pays à feu et à sang, où le meurtre et la bestialité sont le pain quotidien d’une presse muselée. Mais voilà, l’auteur connaît son pays, connaît les gens qui y vivent, et donne à l’histoire quasi banale d’une famille décimée par la lame du poignard intégriste la consistance des histoires dont les personnages prennent en nous corps et visage.

Anna, vieille dame, retrouve donc l’Algérie, déterminée à rendre un dernier hommage à ses deux gamins assassinés; déterminée aussi à connaître le sort de son mari, dont la mort ne lui a jamais été confirmée. Mais l’Algérie d’aujourd’hui n’est pas terre hospitalière pour une touriste européenne. On lui sert de nombreux avertissements: «Ces fous ne reculent devant aucune atrocité. Ils seraient capables de découper en tranches père et mère tout en sirotant leur café. Alors, une étrangère…» Si bien qu’avant de partir pour le village où elle a jadis vécu, le théâtre du drame, elle convaincra Jallal, un jeune orphelin, de la suivre et l’escorter. Le môme deviendra vite un précieux allié.

La Suissesse posera également sur son visage le voile musulman, pour ne pas éveiller les soupçons: «Faire partie d’un troupeau de bêtes femelles, sans identité et sans volonté propre, menées au bâton par des bergers obtus dont la seule fierté est le petit têtard qui pend entre leurs testicules, c’est cette humiliation, songe Anna, qui doit atteindre en plein cour ses consours voilées du monde musulman quand elles se laissent aller à l’exercice dangereux du pourquoi des choses.»

En chemin, le voile tombe soudain quand on reconnaît en elle une étrangère. Dénoncés, puis interceptés par des maquisards, Anna et Jallal connaîtront la torture et cette peur qui mouille d’urine les vêtements. Nassrédine, l’époux possible à qui elle a envoyé un câble, comme une bouteille à la mer, trouvera-t-il la force d’aller vers son amour d’antan?

Curieux est un faible mot pour qualifier le très long retour en arrière proposé ici par Benmalek, alors que cent vingt pages de récit ont déjà imposé un rythme qui s’y prête mal. L’histoire de leur rencontre, à l’époque où la jeune Anna travaille dans un cirque, leur lente progression l’un vers l’autre, puis la passion dévorante qui a scellé les quelques belles années de leurs vies promises à la tragédie, doit mettre en relief l’émotion des retrouvailles. Mais force est d’admettre que le détour déséquilibre la construction du livre.

Un récit en deux tableaux, donc, et qui rachète une charpente peu appropriée par l’émotion vive qui le traverse et quelques passages magnifiques: «Chaque homme est un ensemble de morts: la mort de l’enfance, de l’adolescence, du premier amour, de l’âge mûr et de tant d’autres choses encore.»

Les Amants désunis
de Anouar Benmalek
Éditions Calmann-Lévy
1998, 348 pages