Rebelle : Ne chantez pas la mort
Un an après l’assassinat de Lounès Matoub, les Éditions Stock rééditent Rebelle, son autobiographie publiée en 1995.
Le 9 octobre 1988, près de Michelet, en Algérie, une altercation entre civils et gendarmes tourne au tragique. L’interpellé, un chanteur populaire qui se mérite, au plus, un P.V. pour excès de vitesse, ignore encore à quel point son nom attise la haine. L’arrestation, banale, s’envenime rapidement. A travers une pluie d’injures, l’un des gendarmes ouvre le feu sur lui; le chanteur s’écroule, cinq balles de Kalachnikov plantées dans la chair. Ce jour-là, Lounès Matoub a de la chance: les prochains mois seront ceux d’une lente et pénible convalescence – l’attentat le laissera lourdement handicapé -, mais il survivra. Et son combat avec lui.
En Algérie, tout est possible. Les exemples abondent où la folie intégriste s’immisce dans les rangs de ceux qui prétendent protéger la société. Lounès Matoub le savait mieux que quiconque et Rebelle, sa poignante autobiographie, en témoigne. Le bouquin, dont la seconde édition correspond à peu près au premier anniversaire de sa mort, retrace le parcours de cet enfant de Kabylie, pour qui la résistance a été un mode de vie. La lecture en est plus révoltante encore maintenant que le dernier chapitre est écrit en lettres de sang.
Le chanteur s’interroge sur le pourquoi de cet instinct de rébellion qui jamais ne l’a quitté. Il n’a pas à chercher loin: sa vie est une longue suite de provocations et d’incitations à la révolte. Matoub, épaulé dans la rédaction de ce livre par la journaliste française Véronique Taveau, dit combien il a souffert, depuis son plus jeune âge, des règles dictées au peuple berbère: «Lorsque, dans mes années de lycée, l’arabisation nous a été imposée par Boumedienne, nous avons été meurtris. Aujourd’hui, avec le recul, j’affirme que cette arabisation forcée m’a cassé intellectuellement.» Des paroles courageuses, si l’on tient compte du climat qui règne en Algérie: «L’arabe, je suis désolé de le dire, n’a pas produit d’élite digne de ce nom en Algérie. Il a réprimé, étouffé, puis engendré ce que l’on peut voir aujourd’hui: une société qui ne sait pas où elle va, en perte d’identité.» Et, plus loin: «Nous fabriquons des êtres hybrides qui ne sont plus capables de penser par eux-mêmes et à qui on n’offre pas le moindre débouché. Des jeunes qui iront dès la sortie de l’école rejoindre les maquis islamistes parce qu’ils sont perdus.»
Matoub remonte aux sources du conflit, aux origines des rivalités nationales et religieuses qui ont déchiré le pays; il en montre la mécanique et la futilité. Son discours est autrement plus articulé que celui de ses détracteurs intégristes, qui ont vu en lui le chantre de l’émancipation et une menace à la loi coranique. Obnubilés par une mission divine d’une insondable sauvagerie, ses adversaires n’ont su lui répondre que par la violence.
Matoub, qu’une carrière prolifique n’a jamais détourné de sa lutte pour la reconnaissance de la culture berbère, énonce des vérités simples, mais que trop peu de dirigeants osent énoncer haut et fort: «Il est impossible d’accepter ce qui se passe: une prétendue cohabitation entre l’islamisme absolu, l’islam religieux intolérant et violent d’un côté, et l’islam de nos pères et de nos mères, celui que nos familles ont pratiqué au cours des siècles.» Va sans dire que de telles positions, affirmées sur les ondes des radios nationales ou sur les plateaux de télévision, lui ont maintes fois valu les foudres du GIA (Groupe islamique armé).
L’attentat de Michelet a été suivi d’autres épreuves. En 1990, un homme lui assène un coup de poignard, à l’intérieur même d’une gendarmerie. Après avoir une fois de plus frôlé la mort, il apprendra que son agresseur s’en est tiré sans grand souci. Mais l’épisode le plus douloureux demeure celui de sa détention dans les «quartiers» du GIA, en 1994. Enlevé par un groupe de terroristes, emmené dans le maquis et séquestré pendant quinze jours, Matoub vit dans la certitude d’avoir bientôt la gorge tranchée. Pourquoi le GIA le relâche-t-il, cette fois-là? Par peur de représailles trop importantes – le pays tout entier s’est soulevé, indigné par la disparition de Matoub -, mais surtout parce que ce dernier, sous la torture, a promis de ne plus chanter, de se retirer de la vie publique. Il fallait alors sauver sa peau, mais Lounès Matoub n’était pas homme à fourrer la langue dans sa poche. Reprenant la lutte aussitôt libéré, il en a payé le prix quelques années plus tard: l’extrémisme aveugle et sanguinaire, couplé à l’inertie d’un gouvernement timoré, véreux et corrompu, ont finalement creusé sa tombe.
Rebelle est un témoignage percutant, le chant du cygne de celui qui a crié les espoirs et les meurtrissures du peuple berbère. Placée en exergue, cette phrase de Châteaubriand, qui se passe de commentaire: «Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux.»
Rebelle
de Lounès Matoub
Éditions Stock
1995, 318 pages