Russel Banks : De guerre lasse
Après huit livres traduits en français, RUSSEL BANKS nous présente Le Pourfendeur de nuages, un récit à grand déploiement sur la lutte antiesclavagiste, au centre de l’histoire des États-Unis. L’auteur, joint chez lui par téléphone à North Elba, dans l’État de New York, nous raconte la genèse de ce roman ambitieux.
Russel Banks est considéré par la critique américaine comme un miraculé ayant réussi à sortir de sa classe ouvrière pour devenir un écrivain à succès. Lui qui a été plombier et vendeur de chaussures, et le premier de sa famille à faire des études, est devenu l’un des romanciers les plus prestigieux des États-Unis.
Ce homme chaleureux, que j’ai rencontré à quelques reprises à Montréal à l’occasion de lancements et autres cérémonies, s’est surtout fait connaître avec la mise à l’écran de son roman De beaux lendemains; réalisé par le cinéaste canadien Atom Egoyan, le film a récolté beaucoup d’éloges et de nombreux prix, dont celui du jury au Festival de Cannes en 1997, ainsi que la plupart des prix aux Génies, la même année.
Aujourd’hui, Banks présente son dernier roman, Cloudspitter, paru en langue originale en février 1998, et traduit en français par Pierre Furlan sous le titre Le Pourfendeur de nuages, un roman à grand déploiement mais empreint d’une grande poésie et soigneusement écrit. Avec ce roman, Banks risque de tomber dans les grâces d’Oprah Winfrey, qui a décidé, forte de sa gloire, de rafraîchir la mémoire aux Américains, par le biais de son club de livres qui fait un malheur aux États (dans lequel tous les écrivains américains rêvent aujourd’hui de retrouver leurs livres), et qui met au programme des romans sur la condition noire américaine, dont les institutions ont longtemps ignoré les plus grandes voix.
Destins croisés
Dans la version originale du livre de Banks, figure sur la couverture une photographie en noir et blanc de la maison de John Brown, antiesclavagiste blanc (1800-1859) au destin tragique, à la personnalité trouble. Banks a croisé ce destin alors qu’il déménageait avec sa famille dans le Nord de l’État de New York, à North Elba. «J’ai découvert cette maison, et j’ai rencontré un fantôme, raconte en riant Russel Banks. Nous n’étions pas loin de l’endroit où a été enterré John Brown, ce que j’ignorais alors. Mais il y a sa ferme, restaurée, et la tombe de ses compagnons morts à Harpers Ferry. Soudainement, j’ai eu l’impression d’être entouré de toutes ces présences, et c’est là que j’ai commencé à écrire ce livre.»
Mais les luttes de Brown, Russel Banks les porte aussi en lui, et ce, depuis sa jeunesse. «J’étais obsédé par le personnage de John Brown, se rappelle l’écrivain. J’étais intéressé par lui dans les années 60, parce qu’il était une figure importante pour la défense des droits civils, cause pour laquelle j’étais très engagé (notamment contre la guerre du Viêt Nam): il était donc un héros pour les gens de la gauche. Dans les années 80 et 90, il est soudainement devenu un héros pour la droite radicale aux valeurs très conservatrices (anti-avortement, exacerbation de la religion, etc.) puisqu’il était également fervent défenseur de Dieu, qu’il invoquait pour réparer les erreurs humaines sur Terre… Il fut donc complètement récupéré.»
Un long silence
Cette déchirure est à la base de la culture américaine, et c’est tout le sujet du roman de Banks. Mais, pour que les lecteurs découvrent cette histoire sous un angle plus humain, et non sublimée par le poids du mythe, l’écrivain est entré dans la peau du fils de John Brown, Owen, dont le rapport au père est complexe, fascinant. «Le fils de John Brown me permettait de m’approcher de lui. Ce fils a accompagné son père dans toutes les étapes de sa lutte antiesclavagiste, puisqu’il était son lieutenant; c’était un "témoignage" précieux. John Brown est un personnage tellement gigantesque qu’il fallait que je l’aborde d’un autre point de vue.»
En plus d’être son fils, Owen Brown a eu le génie de disparaître pendant quarante ans, sur une montagne de Californie d’où il n’a plus jamais parlé à personne: ni entrevues ni journal intime, rien. Ce silence laissait le champ libre à Russel Banks. «C’était parfait pour moi: comme cet ermite n’a rien laissé sur son père, j’avais toute la latitude pour écrire son histoire.» Le Pourfendeur de nuages constitue donc cette longue confession, commençant dès la toute petite enfance d’Owen, éberlué par la ferveur religieuse (et maladive) de son père, par ses convictions morales, et soumis aussi à sa sévérité, à sa violence.
Passé recomposé
A travers cette histoire, Banks conte celle, obscure et troublée, de l’Amérique. «L’histoire des divisions raciales aux États-Unis est centrale pour les Américains. Il y a l’histoire de la naissance de ce nouveau pays, mais nous avons tout de suite après celle du conflit racial: c’est notre Odyssée à nous, et nous avons besoin de nous la raconter constamment comme si nous y cherchions une vérité. Avec Amistad, Beloved et d’autres romans aussi, dont le mien, nous nous racontons encore et encore notre mythe de la création: je pense que nous avons une relation "névrotique" avec ce passé qui nous a fondés. On voudrait bien se débarrasser de cette histoire qui nous divise encore mais, en même temps, nous avons besoin de la redire, régulièrement, pour essayer de la comprendre.»
Cette indignation devant l’injustice, cette compassion pour l’humanité, Banks les déploie dans toute son ouvre. Déjà dans Le Livre de la Jamaïque (1991), où Banks a d’ailleurs vécu, le thème du conflit racial était présent. Et, comme dans ses autres romans, il a choisi la voix d’un personnage, loin de l’histoire officielle (même s’il s’est rigoureusement documenté), formule que Banks préfère pour structurer son récit. «J’écris rarement à la troisième personne… En fait, j’ai plutôt l’impression d’écouter que d’écrire; et cette voix que j’entends, c’est mon point de départ. J’aime mieux parler à travers la voix du personnage que parler de lui de l’extérieur. J’ai fait la même chose dans The Sweet Hereafter (De beaux lendemains ) et dans Bone… (Sous le règne de Bone). C’est vraiment un "mode" dominant pour moi. J’entends la voix du personnage avant de le comprendre. Et plus je vieillis, plus c’est comme ça, plus j’ai confiance en cette intuition.»
Le travail du romancier a consisté pour ce livre à mettre en parallèle la vie d’Owen Brown, avec sa famille, son père, et cette histoire tragique qui a culminé lors de la prise de l’arsenal militaire par John Brown à Harpers Ferry; précédant la guerre de Sécession, cet épisode de la lutte abolitionniste a résonné dans la vie du héros comme dans celle des Américains. Mais si la confession du fils Brown se déroule au tournant du siècle dernier, Banks affirme que cette série noire se poursuit encore aujourd’hui… «Bien sûr, il y a eu des progrès, mais malgré cela, je crois qu’une très grande division raciale survit aux États-Unis. Regardez comment John Brown lui-même est perçu: les Noirs voient cet homme blanc comme un héros, alors que les Blancs le considèrent comme un fou. Je crois que ces perspectives illustrent bien le conflit racial que nous vivons.»
Le Pourfendeur de nuages
de Russel Banks
Éd. Actes Sud/Leméac
1998, 772 p.