Jean Larose Première Jeunesse : Leçon de choses
Livres

Jean Larose Première Jeunesse : Leçon de choses

Polémiste, intellectuel souvent découragé par son époque, JEAN LAROSE est aussi l’auteur d’un premier roman, très attendu, Première Jeunesse. L’essayiste a-t-il laissé la place à l’écrivain?

Après avoir fait couler l’encre et se délier les langues intellectuelles avec ses essais polémistes, entre autres L’Amour du pauvre et La Souveraineté rampante (Éd. du Boréal, 1991 et 1994), le professeur de littérature Jean Larose passe au roman avec Première Jeunesse. Et quel roman! En trois cents pages bien tassées, l’écrivain fait le procès d’une époque, fin des années 60, début des années 70 au Québec, en suivant à la trace quelques jeunes gens dont les idéaux furent floués par l’histoire. Roman d’apprentissage riche et exigeant, mais le faiseur de leçon aurait pu s’effacer quelque peu derrière le conteur d’histoire, magicien des mots.

Sans doute ne refait-on pas un homme: quand on est né pédagogue, critique, voire moraliste, il est bien difficile d’échapper à sa nature profonde… Si l’on se fie au narrateur et personnage principal du roman de Jean Larose, le jeune François, étudiant, apprenti poète et auteur dramatique, ce n’est pas d’hier que son créateur promène un regard aiguisé sur ses contemporains, qu’il vole en quelque sorte au-dessus de la mêlée. Le roman est écrit au «je», ce n’est pas une raison pour psychanalyser son auteur en lui attribuant l’entière identité du héros… Tout de même, né en 1948, Larose a eu vingt ans en 1968, à peu près comme François et ses amis, et le fort degré d’introspection de son ouvre ne le laisse pas à part.

La scène se passe dans un collège de province, au moment de ce qu’on appela plus tard la Révolution tranquille. A Saint-François, au collège, les curés sont remplacés progressivement par des laïcs, mais les règles sont strictes, les parents, sévères, jamais loin.

Jeux interdits
Il y a pourtant un vent de liberté, d’irrévérence, qui souffle. François et son groupe de jeunes marginaux en sont la preuve, qui se retrouvent à la baignade, en été, dans l’un ou l’autre recoin de campagne discret, à discuter philosophie, à fomenter des coups pendables, à s’autoriser des audaces.

«La tête appuyée sur les fesses d’une amie, je rêvassais dans la rumeur du jour. Le soleil allongeait quelques grains de sable dans le duvet de ses reins. En admirant les filles qui s’ébrouaient dans l’écume, j’ai pensé quelquefois, avec l’arrogance de ceux qui ont eu de la chance: A quelle Grèce, chez quels beaux sauvages ne faudrait-il pas remonter pour trouver des garçons qui ont connu, comme nous, le bonheur de marcher au soleil presque nus avec des amies libres, fines, chantantes, et de s’étendre sur le sable avec elles?»
La joyeuse bande, c’est d’abord Aurélien, l’ami avec qui François met tout en commun: les idées, les projets, les jeux, y compris sexuels, mais aussi les filles car leur homosexualité, «tellement naturelle», n’entame pas leurs désirs de l’autre sexe. Ils seront servis en premier lieu par Solange, délurée et passablement vulgaire, rockeuse hors pair qui finira d’ailleurs chez les Hell’s Angels du village. Celle-là, qui sera d’abord l’amante de François, le laissera pour Aurélien. Et notre narrateur de relater la fois où Solange a fait une fellation à son copain devant toute la bande. Spectacle provocant où ces post-ados trouvaient leur compte.

Car pour eux, tout, ou presque, est affaire de spectacle. Et le théâtre, en particulier, sera le cadre de tous leurs espoirs de création, d’expression, de libération. Si François, qui se croit destiné à de grandes choses, élabore peu à peu un texte, multipliant les expériences existentielles telles que passer des nuits seul dans le théâtre vide, rêvant de mythologies et de grandes odes, Aurélien, pour sa part, plus terre-à-terre, contestataire, réussira à provoquer un petit scandale en faisant un happening à la Living Theatre dans un parc public.

Au centre de cet événement, la sour d’Aurélien, l’ésotérique Claire, qui deviendra la nouvelle blonde de François… Claire, le double féminin d’Aurélien, à l’amour impératif: «Oh, aime-moi… Comment te faire comprendre? Je te jure que si tu ne tombes pas amoureux de moi, j’en mourrai. J’emporterai dans la tombe le secret qui m’a été confié pour toi et que je ne peux te révéler que dans les transports d’un amour vrai.» Mais François a tellement la tête ailleurs.

Un certain regard
Les Américains ont marché sur la lune; au collège c’est la révolution… Le théâtre est devenu populaire, la création collective: «Le pire, ce fut quand il sut que j’avais l’intention de signer la pièce! Pourquoi pas mon nom sur l’affiche, pendant que j’y étais?» Bientôt, les étudiants vont occuper le collège, devenu cégep. Et François assiste, impuissant, dépassé, au passage d’un monde ordonné, celui de ses idéaux, celui du cours classique et des humanités, à un autre où règnent la confusion, la presque anarchie, les formules toutes faites du pouvoir de la masse…

«Devant la réussite éclatante d’Aurélien, mon projet m’apparut inaccessible, prétentieux comme le rêve d’un esthète prisonnier du passé et sans racines dans le Québec d’aujourd’hui…», fait dire Jean Larose à son alter ego. Il me semble que cela résume en partie la position de l’écrivain, qui multiplie les longues tirades introspectives où son érudition nous perd un peu. De plus, le romancier, comme non satisfait de faire vivre ses personnages, a senti le besoin de mêler l’essai à la fiction, ce qui n’apparaît pas très judicieux. On sent le regard de l’auteur toujours posé à part, non pas de loin mais de haut, sur sa société, ses camarades, son époque, comme si lui, ou disons le narrateur, avait toujours su voir et comprendre les errements de tous. Pas de faille chez lui, la confession personnelle étant toujours réfléchie, pesée, référenciée…

Dans les circonstances, l’empathie pour François, qui vient dans les moments où il recrée son enfance, sa famille, où il évoque ses rêves et ses cauchemars, se transfère à ses copains lorsque l’auteur se fait trop présent. Le foisonnement, dans Première Jeunesse, ne masque pas l’orientation trop volontaire du récit; et on attend du romancier qu’il laisse vivre son imaginaire avec ses contradictions, pas qu’il se pose en juge.

Première Jeunesse
de Jean Larose
Éd. Leméac, 1998, 308 pages