Les Saisons de la nuit : Eaux profondes
Pour plusieurs, le métro de New York est un lieu de passage, à ne fréquenter qu’avec précaution. Pour Colum McCann, c’est un univers en soi, un concentré de misère, dont les tunnels obscurs sont hantés par des fantômes. Les fantômes du passé – ces ouvriers qui, au début du siècle, creusèrent sous l’East River les tunnels du métro, parfois au prix de leur vie, et toujours au prix de leur santé. Et les fantômes du présent, ces clochards qui peuplent les bas-fonds new-yorkais où ils se sont ménagé tant bien que mal une existence. Une existence coupée du monde de là-haut, et amputée de leur propre passé.
Dans Les Saisons de la nuit, le jeune romancier, Irlandais installé à New York, donne une voix, une histoire à ces êtres de l’ombre, anonymes parmi les anonymes, les plus humbles habitants de la Grosse Pomme. Sorte d’hommage aux petits travailleurs qui ont bâti New York, dans ses ramifications souterraines comme en hauteur, son second roman (après Le Chant du coyote) est construit suivant deux trames parallèles. Il débute en 1916, sur les traces de Nathan Walker, un jeune terrassier noir qui, avec ses camarades irlandais et italiens, use ses muscles à pelleter le limon du fleuve dans des conditions périlleuses. Un univers dégagé des contraintes du monde réel, où le racisme est suspendu pour un temps, où peut fleurir «l’égalité de l’ombre». Un tragique accident l’unit à une famille irlandaise, si bien qu’il finit par en épouser la fille, Eleanor. Un mariage mixte qui ne peut ressembler qu’à une «histoire d’amour illicite» dans l’Amérique intolérante des années 30.
Pendant qu’il survole sur sept décennies la saga des Walker, jonchée de drames et de morts violentes, le roman s’attache en alternance aux pas d’un autre réfugié de l’obscurité, le sans-abri Treefrog, exilé sous terre de 1991. S’appuyant sur une solide recherche, en bibliothèque comme sur le terrain, l’écrivain, qui a fait moult petits métiers et voyagé à travers tous les États-Unis – parcours mythique par excellence de l’auteur américain -, détaille minutieusement, sur un ton presque neutre, le quotidien de Treefrog: les compagnons de survie, la lutte constante contre un froid pénétrant, la topographie de son habitat étrangement juché sur les poutrelles du tunnel. Et les réminiscences d’un passé trouble qui, de plus en plus, s’interpénètrent dans la vie de Treefrog.
D’artificiel qu’il peut sembler au début, ce procédé romanesque finit par imposer adroitement sa puissance. Des liens, d’abord subtils, se font jour entre les protagonistes. Comme dans un tunnel, les deux histoires creusent chacune de leur côté, l’une avançant dans le temps, l’autre remontant le flux des souvenir, et finissent par former une seule histoire familiale, marquée par le destin.
Si l’écriture, sauf dans certaines images évocatrices, n’a généralement rien de spectaculaire (une certaine qualité de rythme et de musicalité, peut-être, se sera perdue dans la traduction), Les Saisons de la nuit impose des scènes fortes, qu’on garde en mémoire: un trou d’air qui aspire les terrassiers à travers le limon et les projette, tel un geyser, dans les eaux glacées du fleuve; le terrible aveu d’une mère blanche qui renie son fils noir de peur de perdre son emploi. Et il y a la figure émouvante de Nathan Walker, qui traverse tout le roman avec une dignité modeste, une capacité de survie qui transcende toutes les défaites.
En bouclant la boucle dans les profondeurs d’un tunnel, et malgré une conclusion en forme d’espoir, McCann semble signifier que les choses n’ont guère changé: les exclus de la société américaine rampent toujours dans l’ombre. Ce n’est pas le moindre mérite de son beau roman que de les avoir, sans sensationnalisme aucun, amenés en pleine lumière. Traduit par Marie-Claude Peugeot, Belfond, 1998, 322 p.