Marie Laberge La Cérémonie des anges : Éloge de la fuite
Osons un euphémisme: Marie Laberge aime les univers denses et chargés émotionnellement. Cette fois, elle n’y va pas de main morte (sans jeu de mots) puisque son petit dernier nous plonge d’emblée dans la plus inacceptable des pertes: le décès d’un bébé de neuf semaines. Morte pour rien. Syndrome de mort subite du nourrisson, a dit la médecine dans un aveu d’ignorance.
Écrit à deux voix, chacun des protagonistes tenant son journal en parallèle, La Cérémonie des anges s’amorce comme un combat, un antagonisme entre les parents que le choc envoie rebondir à des kilomètres l’un de l’autre. Dans le coin droit du roman, le papa éploré, qui cherche ses repères, essaie de comprendre et s’accroche aux souvenirs du bonheur enfui. Dans le coin gauche, la maman révoltée, comédienne à la langue acérée, qui joue avec un art consommé la bitch, sur scène comme dans la vie, qui refuse les pleurnicheries de son époux et a une façon bien étrange de vivre son deuil, qui est de ne pas le vivre, de travailler et de s’envoyer en l’air à tous vents pour oublier que sa vie est sens dessus dessous.
On se dit d’abord que c’est trop, trop gros. Le comportement choquant, au début, de la très ardente Nathalie, son déni ravageur jusqu’à la cruauté, la peinture sardonique et plutôt cliché du milieu artistique, avec ses couchettes à répétition, sa superficialité, et les amours de Nathalie: la petite actrice trop cute et futée qu’elle materne, le meilleur-ami-gai-à-l’humour-caustique-qui-se-meurt-dignement-du-sida.
Et puis, peu à peu… la romancière nous happe, avec son talent pour se glisser dans la peau de ses personnages, faire vivre leurs émotions, fouiller leur psyché. Si, au départ, les réactions parentales paraissent scindées en deux (lui, le chagrin; elle, la rage), le paysage émotionnel se complexifie quand Nathalie commence à vivre son deuil. Habilement, plutôt que d’aborder de front la perte de l’enfant, Laberge exorcise cette disparition insensée par une autre, tout aussi injuste mais mieux apprivoisée. L’ami Rémi, «dans son corps délabré qui retourne vers l’enfance», est comme une occasion pour le couple d’avoir cette fois le temps de dire adieu. «On a été jetés dehors de la vie avec la mort d’Érica, jetés dehors du moindre chagrin tellement c’était brutal, énorme et inacceptable. Rémi nous permet enfin de faire face ensemble», écrit Laurent. Il faut dire la justesse et la pudeur de ces pages émouvantes consacrées à la fin de Rémi.
Ajoutons que sa forme directe, aux voix tour à tour divergentes et harmonieuses, donne un tempo alerte au roman. Malgré des éléments agaçants (le mépris facile pour certains personnages secondaires, peints en noir et blanc), l’esprit vif et cinglant de Nathalie, son énergie de battante, empêche le trop-plein de sentimentalisme dans lequel ce thème chargé aurait pu facilement sombrer, en plus d’imprimer au livre un style spontané, ironique, tonique. Vivant.
Loin de la tragédie racinienne (Nathalie joue Andromaque), La Cérémonie des anges aborde la mort à travers son impact dans le quotidien. Parce que la mort, on l’oublie trop souvent, en fait intimement partie, c’est la vie qui éclate dans ces pages, rebelle et échevelée. D’où, j’imagine, la tendance des personnages à sauter d’un lit à un autre…
Les lecteurs de Juillet et d’Annabelle ne s’en étonneront pas: le cinquième roman de Marie Laberge résonne finalement comme un éloge de la passion. La passion d’aimer, de vivre intensément, sans demi-mesures. D’autant plus fondamentale que le grand couperet est là, qui nous attend. Éd. du Boréal, 1998, 343 p.