Alors qu’elle se préparait à interviewer des professionnels au sujet des mots que détestent les enfants, Sophie Benyahia, jeune linguiste au doctorat à l’Université de Montréal, s’est découragée: on lui demandait trop de spécialisation… qu’elle ne possédait pas. Elle s’est donc tournée vers les femmes: puisqu’elle en est une, on n’allait quand même exiger d’elle un diplôme pour en interviewer d’autres. C’est que, pour l’auteure, ce projet se veut avant tout une recherche «conviviale, non académique et non savante».
Benyahia a rencontré deux cents femmes de tous les milieux: professeures, auteures, politiciennes, journalistes, comédiennes, metteures en scène, animatrices, femmes d’affaires, professionnelles de la santé, de la communication, etc.; et également un groupe de jeunes filles, au collège de Rosemont, interrogées lors d’ateliers; chaque réponse est suivie de la désignation de la répondante par son métier et son âge.
L’auteure a répertorié les réponses de ces femmes selon vingt-huit thèmes et autant de chapitres (le dernier, Des mots et des couleurs, est consacré à un entretien avec la peintre Marcelle Ferron), allant de La Religion à La Politique, en passant par L’Argent et Le Bestiaire, qu’elle fait précéder de courtes présentations très personnelles et pleines d’esprit. Le découpage est lui-même fort intéressant; Sophie Benyahia étant d’origine marocaine, il était naturel que sa découverte de l’étranger dans les yeux des autres pique sa curiosité. Ainsi, dans Les Gens d’ici, le premier chapitre, elle note: «Pour les autres il faut s’y faire: on est "ethnique" quand ça va mal (c’est à cause de l’autre), "visible" quand ça se tasse (on nous garde à l’oil) et "néo-Québécois" dans les bons jours (on est une grande famille et on va tous bien).»
Quels mots détestent donc ces femmes de 16 à 79 ans? Tout ce qui relève du politiquement correct semble rallier les opinions: on n’aime pas l’hypocrisie. Mais d’autres mots, comme «nana», «émotion», ou «dégraissage», dépendent évidemment du contexte: ce n’est pas «dégraisser» un rôti qui déplaît, mais les coupures de postes dans les compagnies et la fonction publique et leurs conséquences sur la vie des gens.
En fait, l’intérêt de cette démarche, du domaine de la linguistique, n’est pas qu’elle dise des choses sur les femmes, mais qu’elle s’intéresse aux mots. On aurait pu faire la même étude avec des hommes et les réponses auraient été tout aussi intéressantes. La réalité à laquelle réfèrent les mots fait toute la différence et l’on mesure en lisant les différentes réponses relatives à un même mot, toute l’importance du contexte: l’âge, les conditions socio-économiques déterminées par le type de travail qu’exerce la répondante. L’autre point fort de ce livre, c’est le regard de l’auteure sur son projet, sur la langue que l’on parle, et ses propres conclusions: elle fait sourire quand elle raconte qu’une femme d’affaires détestant l’expression «petite madame» n’hésite pas à lancer à son intervieweuse sur le point de sortir: «Apellez-moi si vous avez besoin de quoi que ce soit. Ça me fera plaisir d’aider une "petite maman" qui commence.»… Éd. Stanké, 1998, 200 p.