Personne n’est une île, dit le proverbe. Mais chacun d’entre nous en porte une en soi, tel un rêve, l’image même du paradis. C’est là, dans une splendide île fleurie posée sur des flots bleus, en marge du continent, que la narratrice du Cimetière des éléphants, le nouveau roman d’Hélène Rioux (dont l’ouvre est labourée par les voyages, le soleil), a installé ses pénates, le temps de finaliser un travail.
Un paradis? Elle nous en dévoile l’envers, gardant de son séjour le «souvenir de quelque chose de brumeux malgré le soleil, de nostalgique, d’absolument désespéré malgré les rires et l’insouciance». Comme souvent l’est le Sud pour les peuples nordiques, l’île prend l’allure d’un mouroir, sinon physique, du moins émotionnel, où sont réfugiés des êtres en fin de parcours, des éclopés de l’amour, «échoués comme des épaves», et des dinosaures, nostalgiques d’une époque, d’un empire ou d’un amour enfui. Venus dans l’île pour recommencer leur vie, ils l’y achèvent plutôt.
Les éléphants du titre, ce sont ces créatures gauches et pathétiques, lourdes de rêves mais finalement si fragiles, qui s’agitent maladroitement dans le magasin de porcelaine de la vie et de l’amour. «L’image des éléphants s’est imposée soudain à mon esprit, des éléphants avec leur mémoire légendaire, énormes, dangereux et pourtant vulnérables (…).» Poussant la métaphore avec des citations sur les pachydermes en tête de chapitres, l’auteure de Chambre avec baignoire et de Traductrice de sentiments (entre autres) a peint là, d’une plume fort sensorielle, un bestiaire bariolé. Un bouquet de récits peu liés entre eux.
Confidente, malgré elle, du petit cercle des habitués comme des exclus de l’île, la protagoniste du roman recueille les histoires d’amour naissantes ou déclinantes, constate les cicatrices d’une enfance défigurée qui rend vulnérable, désaxé ou carrément méchant. Ce regard, où la distance s’adoucit de compassion, d’empathie, est un peu celui que porterait un écrivain sur ses personnages, finalement…
De cette narratrice anonyme, réceptacle de ces récits d’amour et de mort, on ne saura presque rien («J’aime devenir une autre. J’aime qu’on ne sache rien de moi», écrit-elle): quelques phrases semées parcimonieusement. Peu de choses, sinon par ce qu’elle reconnaît ou ne reconnaît pas chez les autres, par le jeu des miroirs, des attirances et des répulsions.
Leur nom ou leurs origines définissent bien souvent les personnages. Michel-Ange est, sardoniquement, un artiste raté; la vieille Olga, une aristocrate russe au passé mystérieux, bien sûr, idolâtrée par un amour de jeunesse. La chaude Italienne est victime de sa passion des hommes. Faute de l’avoir été dans son enfance, la pauvre Désirée a sombré dans la paranoïa. L’énigmatique «Américain» se révèle un ogre richissime qui vit en ermite dans un palais rose, sorte de monument à la mémoire de son ultime perversion. D’un amour à l’autre, on loge, là dans le sentimentalisme, ici presque chez Sade.
C’est dire que la faune du Cimetière des éléphants flirte avec l’archétype, le livre conservant une sorte de légèreté malgré l’accumulation des drames. Mais flirte inégalement, si bien qu’on est tour à tour ému ou un peu perplexe devant ce qui ressemble à une fable inachevée, qu’un parti pris allégorique plus assumé (ou un engagement plus personnel de la narratrice) aurait peut-être renforcée, liant ses éléments un peu disparates.
Reste que les figures sont tracées savoureusement. Grâce au talent de conteuse et de portraitiste d’Hélène Rioux, on a l’impression d’avoir été, nous aussi, l’un des habitants de cette île désenchantée. Éd. XYZ/PHI, 1998, 187 p.