Livres

Idées : Une politique du livre?

Bien que le livre soit en vedette pendant quelques jours au Salon du livre de Montréal qui commence dans quelques jours, qu’en est-il de l’industrie? Savons-nous vendre nos livres? Nos penseurs et écrivains sont-ils condamnés à l’«autisme»? Notre chroniqueur MICHEL TRUDEAU, auteur, journaliste et psychologue, dénonce les faiblesses de la manière québécoise.

La politique du livre de Louise Beaudoin? L’ai pas lue. Peux pas en parler. Sur l’édition, par contre, j’ai deux ou trois questions.
Bernard Arcand a écrit Le Jaguar et le Tamanoir, un brillant essai sur la pornographie publié il y a sept ans chez Boréal. Il n’en a pas vendu beaucoup, le Bernard. Pourquoi? Parce qu’au Québec, le discours sur la Culture est un poème à la gloire des potes comptables. Avant de penser aux auteurs, on flippe sur les administrateurs-éditeurs. Avant de donner le coup de pouce à ceux qui pensent, on encadre serré ceux qui dépensent.

Sur papier, Arcand n’a rien à envier à Pascal Bruckner ou à BHL. Et Le Jaguar vaut bien La Tentation de l’innocence ou La Pureté dangereuse. Le livre est français, donc susceptible d’être vendu dans la francophonie: un marché de cent millions de personnes, hors la France. A la rigueur, on peut comprendre qu’Arcand soit moins connu que les deux autres dans l’Hexagone. Mais ailleurs?
Qu’est-ce que l’édition dans la société québécoise? Un système de courtage, de commandités, d’entremetteurs harnacheurs de subventions. Y a un mec, il crée. Y a un ministre, avec du fric. Entre les deux, des éditeurs, plus gros que le bouf, un millier de Claude Brochu à petite échelle, qui gèrent leurs business comme des sociétés d’État. Comparatif commode. Imaginez la situation suivante: un universitaire obtient une bourse d’études de dix mille dollars pour l’excellence de son dossier. Le Conseil des bourses envoie le chèque au recteur qui met quatre mille dans sa poche, en donne quatre au professeur, en laisse deux mille à l’étudiant.

Un système étouffant
Peux pas parler de la politique du livre de Louise Beaudoin, l’ai pas lue. Mais je sais que l’entreprise privée qu’on tient en dépendance ne s’en plaint jamais. Le moteur marche, mais sur place, comme un semi-remorque dans un parking de restaurant. La règle du moindre effort. Nous, nos financiers de la culture se défoncent dans les cocktails, à bouffer des canapés, à faire des sourires à madame La Ministre, à lui gratter le dos: «Comme vous avez un joli chapeau; vos enfants vont bien?» Si les éditeurs avaient besoin de vendre des bouquins pour boucler leurs fins de mois, aurait-on vraiment besoin d’une politique du livre?

Sont gentils, les éditeurs. Jamais vu du monde aussi fin. Ils bichonnent, ils chouchoutent leurs auteurs. Mais les vendent pas! Ils sont «dans» le système. Un système qui nourrit la machine au détriment du produit, un groupement de PME qui fait de l’entretien préventif, mais pas de marketing. Un système qui produit pour l’élagage. On a vendu trois cents exemplaires du Jaguar dans les bibliothèques publiques? Yé!

Peux pas parler de la politique du livre de Louise Beaudoin, l’ai pas lue. Je l’aime bien, madame Bombardier, mais même en nous criant «lisez!» dans nos télés, elle n’aura pas d’effet sur le problème. On veut forcer le lecteur à coups de slogans, et faire l’impasse sur un effort de l’industrie, ménager ces gens qui ont choisi de faire commerce en la matière. On néglige les écrivains, on adore les veaux d’or. On est dans un libre marché ou pas?

Le Québec est petit, mais oui. S’il est si petit que ça, pourquoi Alexandre Jardin vient-il nous titiller le portefeuille aussi souvent? Pour les beaux yeux de Lynda Lemay? Chez nous, la culture est engoncée dans le collet de son financement. Les créateurs sont étouffés par les structures et les programmes-cadres, les livres blancs, beiges ou noirs. Pour stimuler la création, faut rapprocher le fric de celui qui produit. Faut lui permettre de travailler. T’sais?

Peux pas parler de la politique du livre de Louise Beaudoin, l’ai pas lue. Essayons le pouvoir de l’imagination. Une fiction mollo. Arcand écrit son bouquin. Un hit potentiel. Le fric va en première salve à l’auteur. L’éditeur a l’odieuse obligation d’en vendre pour se refaire. Pas cent mille copies, dix mille à l’oil. Et si le PDG éditeur veut se payer une nouvelle voiture, il en vend un peu plus… On paie le créateur, le courtier après. Chose extrêmement agréable pour ce dernier, il a toute latitude pour exploiter le produit.

Livres à vendre
Qui aurait pu dire, il y a quelques années, époque où la chanson vivait de la marotte du «petit marché», que la chanteuse francophone la plus «hot» au monde serait aujourd’hui québécoise? Pourquoi les livres de nos auteurs les plus talentueux ne sont-ils pas systématiquement traduits? Pourquoi est-on capable d’inciter les Américains à acheter de la gomme d’épinette, des motos marines ou des logiciels d’effets spéciaux, mais pas foutu de les exciter avec nos idées? Langue et culture n’ont rien à voir. Ailleurs sur la planète, d’autres lilliputiens le font déjà mieux que nous.

Peux pas parler de la politique du livre de Louise Beaudoin, l’ai pas lue. Mais ça va mal aux toasts dans le merveilleux monde de la culture. On a foiré avec des talents qui sont à l’aube de la retraite parce qu’on a vaillamment fait confiance à l’armée de gestionnaires de fonds. Nous, on investit dans les spots publicitaires: «Lisez! Crétins…» On a un Gala-Télé, un Gala-Ciné, un Gala-Disque, un Gala-Théâtre et un Salon du livre. «Salon» comme dans funéraire, enterrement de première classe.

Le système d’octroi des subsides avait pour but de protéger notre héritage culturel. Comment protéger une culture sans la faire mousser à la face du monde? Comment faire du cinéma sans le distribuer dans le monde entier? Comment soutenir un gouvernement qui clame les avantages de la mondialisation des marchés dans le coin droit de sa bouche, et parle de repli sur soi dans le coin gauche? Si je comprends bien, on est assez gros pour acheter les Ricains, mais trop petit pour s’acheter soi-même. Ah bon.

Sans avoir lu «Mame Beaudoin», on comprend que les décisions politiques soutiennent un système devenu plus fort que les motivations justifiant son existence. Si la culture française d’Amérique veut survivre et évoluer, elle doit d’abord assurer la diffusion de ses créations. Ça urge, avant que les jeunes ne se mettent à cette autre culture qui prétend donner sa chance à tous alors qu’on sait bien qu’elle a aussi ses effets nocifs. Sont ici réunies toutes les conditions d’un salut collectif. Suffit qu’on admette qu’un marchand est un marchand, qu’il vende des livres ou de l’armement.