L’écrivaine canadienne JANE URQUHART cultive l’amour de l’art dans ses livres et dans la vie. Le Peintre du lac, dans sa version originale The Underpainter, lui a valu le Prix du Gouverneur général en 1997. Elle nous en parle avec passion.
Si elle était peintre, comme le personnage principal de son nouveau roman, Jane Urquhart serait probablement à la fois paysagiste et symboliste. Les ouvres de l’auteure canadienne jouent volontiers sur plusieurs niveaux, multipliant les histoires et les métaphores, établissant une communion étroite entre la nature et le récit.
«Je laisse vraiment mon inconscient faire le gros du travail, explique Jane Urquhart, jointe chez elle, dans un petit village ontarien de huit cents âmes. Et je suis chanceuse parce que j’ai beaucoup de temps pour simplement aller à la dérive, et jouer avec les images et les thèmes. Et il faut aussi dire que j’ai d’abord été poète. Ça joue sûrement parce que quand on écrit de la poésie, le premier jet ne peut pas être un geste conscient. Vous devez laisser aller votre inconscient, de façon à permettre aux images de remonter à la surface. Ce n’est pas vraiment un acte rationnel, écrire des livres. Qui sait pourquoi nous le faisons? Pour moi, c’est en partie par habitude, et en partie parce que j’adore ça.»
Pour Le Peintre du lac (The Underpainter), l’écrivaine, qui se méfie des modes et des théories artistiques, s’est glissée dans la peau d’un artiste octogénaire qui revisite son passé dans ce qui ressemble fort à une confession. Né à Rochester (New York) en 1894, Austin Fraser se sera toujours tenu à distance de la vie, de l’amour, de la passion, dans le but avoué, et sur les recommandations d’un professeur, de préserver son art. Cet Américain fasciné par les paysages de la rive nord du lac Supérieur n’est en fait qu’un touriste, dans sa propre vie comme dans celle de ses amis canadiens. Voyeur, véritable «bandit visuel», il vampirise les expériences et les émotions de son entourage pour nourrir ses peintures, sans rien donner de lui-même. L’auteure de Niagara et de La Foudre et le Sable, dont les ouvres sont généralement très lyriques, empreintes de passions romanesques, a donc dû se couler dans la voix sèche, refusant le sentimentalisme, de cet homme froid, faire l’intéressant exercice «d’être plus précise dans mon écriture».
L’art ou la vie
Au départ, cette histoire qui oppose la froideur calculée d’un artiste à la passion désintéressée d’un artisan est probablement née d’un constat. «Depuis une décennie, on met l’accent sur le côté plus matérialiste des arts, le marketing, la publicité – en partie parce que les médias prennent tant de place dans le monde actuel. Il y a toujours un côté, par exemple, qui est plus soucieux de profit et de gloire que du geste de création. Je pense que ça existe en chacun de nous – on veut tous réussir -, mais le problème, c’est quand ça devient la motivation principale pour faire de l’art, au détriment de la joie de créer.»
Ainsi, la lauréate en France du Prix du meilleur livre étranger (pour Niagara, en 92) avoue une attitude ambivalente face au succès. «Évidemment, il y a une partie de moi qui est enchantée par le succès. Et ça a amélioré ma vie, puisque je peux continuer à faire, avec une certaine dose de confiance désormais, ce que j’aime le plus. Mais il y a un autre côté de moi qui veut être très prudent. Les écrivains ne sont pas des artistes de variétés (performers). Ils ne devraient pas nécessairement être sur la place publique. Il y a le danger de se confondre avec son personnage public. Je crois que c’est l’une des raisons pour lesquelles j’aime vivre dans un petit village et rester le plus possible à l’écart des grandes villes. Simplement parce que je reste en contact avec la vie ici, je vois des gens qui ne font pas nécessairement partie du milieu artistique. C’est important pour moi de pouvoir mener une vie ordinaire.»
Eaux profondes
C’est justement l’autre aspect que Jane Urquhart voulait explorer dans Le Peintre du lac: «La tension entre l’art et la vie. Qu’est-ce qui est le plus important? Et si vous deviez faire un choix, que sacrifieriez-vous? Quand j’écris un livre, j’espère généralement que ça m’apprenne quelque chose avant que je ne l’aie terminé. Et ce livre m’a appris que parce qu’Austin ne s’est pas engagé dans la vie, son art en a souffert aussi.»
Urquhart – qui a épousé deux artistes visuels, le premier ayant été fauché accidentellement dans sa prime jeunesse – ne croit donc pas, à l’instar de son protagoniste, qu’«il doit toujours y avoir une distance entre l’artiste et son modèle». Elle-même s’est immergée profondément dans cette ouvre tragique, souvent bouleversée pendant l’écriture, particulièrement pendant une scène d’horreur guerrière – le charnier de la Première Guerre mondiale, et sa génération de jeunes hommes traumatisés durablement, est un élément important du roman. Et vraiment furieuse contre son protagoniste, à la fin du livre, quand elle a compris qu’Austin laissait passer son ultime chance de rédemption. Les personnages ont leur propre vie et ne se plient pas toujours au désir des auteurs.
La voix de la sympathique Jane Urquhart est franche, souvent rieuse, ses réponses étonnamment terre-à-terre pour une auteure dont les livres, souvent sis pendant le siècle des sours Brontë, sont remplis de tragédies, d’émotions fortes. «Quand j’étais plus jeune, je pensais que je pouvais être dans un état de bouleversement émotionnel constant, et écrire en même temps, rappelle-t-elle. Je sais maintenant que ce n’est pas possible. Pour passer à travers les six ou sept jets que ce roman a nécessités pour être à mon goût, il faut beaucoup de dur travail. Alors, on doit conserver un équilibre.»
Et c’est ce qu’atteint Le Peintre du lac: un équilibre entre la maîtrise et l’émotion, entre le formalisme de l’art et la fragilité de la vie.y
Le Peintre du lac
de Jane Urquhart
Très tôt, on prend conscience que tout semble signifiant dans Le Peintre du lac. Dans une composition très maîtrisée, accrochée à une structure non linéaire, suivant les flots de la mémoire, Jane Urquhart nous communique cette histoire tragique d’un homme passé à côté du monde par traits successifs, qui finissent ultimement par former un tableau complexe et complet.
A travers la voix neutre, mais très observatrice, d’Austin Fraser, qui rassemble les morceaux épars de sa vie comme autant de pièces de sa collection d’éclats brisés de porcelaine, surgit le destin bouleversant de personnages dont il se fait le témoin. George, l’ami trahi, brisé par la guerre et par un amour perdu, dont le peintre méprise la passion pour la peinture sur porcelaine. Augusta, la fille de la campagne hantée par ses expériences d’infirmière sur le front. Et Sara, la maîtresse et modèle privilégiée d’Austin, qu’il quittera, au bout de quinze étés, pour des «raisons purement esthétiques». Leur détresse résonne d’autant plus clairement qu’elle emprunte ce canal dénué de passion.
L’auteure est parvenue à imbriquer les métaphores picturales – qui auraient pu paraître lourdes et schématiques, et qui le sont rarement – dans le corps du récit. Si bien qu’au-delà de cette construction habile, et outre la beauté et la précision des descriptions, on est captivé par le récit, qui dose subtilement ses révélations, et par l’émotion qui finit par en émerger. On sort de ce beau livre très remué. Éd. Albin Michel, 1998, 378 p. (M. L.)