Livres

Le polar au Québec : Le Québec tue-t-il?

A l’heure où nos chefs de police briguent la mairie, a-t-on le polar qu’on mérite? CHRYSTINE BROUILLET, BENOIT DUTRIZAC, SYLVAIN MEUNIER et JACQUES BISSONNETTE, tous auteurs de polars, nous aident à décrypter, ausculter, autopsier le corpus de notre littérature policière. Les cadavres qui jonchent les pages de nos livres sont-ils entre de bonnes mains?

«Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’il y a un ton spécifiquement "polar québécois". On peut dire qu’il y a un ton français, un ton américain. Mais québécois? Pas plus qu’un ton belge ou suédois… On ne reconnaît nos polars qu’à cause des lieux dans lesquels ils se déroulent…» D’entrée de jeu, Chrystine Brouillet (Le Collectionneur, C’est pour mieux t’aimer, Éd. La courte échelle), une des jeunes vétérantes qui portent depuis une quinzaine d’années le flambeau du roman policier, pose un diagnostic qui nous menotte l’identité. Et ce, malgré l’émergence de certains symptômes qui caractérisent de plus en plus nos ouvres au noir, quand on les observe cliniquement: omniprésence des femmes dans le rôle du détective, criminalité davantage «philosophique», fétichiste, religieuse, que psychologique…

Sommes-nous en train d’élaborer notre propre langage, bien confortable dans le cul-de-sac de notre identité nationale, ou bien d’emboîter le pas au discours dominant, cet espéranto américain mondialisant qui uniformise la production culturelle? Les quelques romans réjouissants d’irrévérence et de culot publiés chez nous récemment tendent-ils du côté du caractère distinct ou de celui de l’universalité? Jacques Bissonnette ( Sanguine, Éd. Vlb, Cannibales, Éd. XYZ, Gueule d’ange, Éd. Libre Expression) n’a pas de complexe. «Les polars québécois ont beau se passer ici, à Montréal, on sent que ça pourrait être n’importe où. Chez les Américains, on est aux États-Unis; chez les Français, on est à Paris ou dans la France profonde. Nous, on est un petit marché, on ne sait pas vraiment où l’on est sur la planète; ce qui fait que nos polars sont internationaux. Ça me frappe.»

La recherche d’une identité
Avant de prospecter vers ce que l’avenir nous réserve, revenons à nos origines. Entre les puristes qui revendiquent l’embryon du genre policier chez Dostoïevski, et les pudiques qui entretiennent le culte ludique de la reine Agatha Christie, meilleure vendeuse de livres après Jésus-Christ, les activistes québécois ayant façonné les traits de notre polar sont moins illustres, plus humbles. Mais leur contribution à l’émancipation de notre société n’en a pas été moins significative. Si le personnage du détective IXE-13 est ressuscité dans un film de Jacques Godbout au début des années 70, il a d’abord été le héros d’une série de romans de gare dont les péripéties ont fortement participé à l’effort d’alphabétisation du Québec d’antan. Sous le pseudonyme de Pierre Saurel, le comédien-animateur Pierre Daigneault mettait au monde le polar québécois dans les années 50; un faisceau de lampe de poche qui n’éblouirait pas la Grande Noirceur. La Révolution tranquille et la Crise d’octobre ont ensuite fait dévier les feux de la rampe vers les scènes politique et linguistique. La rébellion parlait joual et se cherchait un pays plutôt qu’un coupable! Aujourd’hui, deux référendums perdus plus tard, avant un mirage de conditions gagnantes, le polar québécois serait-il en train de se traficoter une identité?

Une affaire de femmes
«Pour faire un bon roman policier, il faut un bon détective. C’est essentiel. Une amie qui avait lu mes deux premiers romans m’a fait remarquer que les femmes y étaient ou bien des saintes, ou bien des hystériques. Je me suis dit: créons une détective, une héroïne équilibrée. Mais je la voyais plus noire, plus sombre, plus salace, plus méchante.» Sylvain Meunier a débarqué comme un chien dans le jeu de quilles du polar québécois, l’an dernier, avec Enquête sur le meurtre d’une vierge folle. Ce professeur de polyvalente a décidé de fuir la confidentialité d’une littérature plus personnelle pour draguer le lecteur avec un roman pervers, dont le succès a appelé une suite, Enquête sur le viol d’un père Noël (Éd. Québec/Amérique), qu’on vient tout juste de publier. Sans préméditation aucune, il participe à la confirmation d’une tendance qui domine le polar d’ici: ce sont les femmes qui enquêtent.«Je travaille dans le milieu de l’éducation. Les étudiantes sont tellement plus organisées, supérieures; faut pas se le cacher, les filles performent nettement mieux, elles sont plus efficaces.»

Les femmes envahissent-elles l’intelligence de nos corps policiers? Même le lieutenant Stifer, policier fétiche de Bissonnette, est doublé par Anémone Laurent dans son plus récent roman, Gueule d’ange! Un choix réfléchi de la part de l’écrivain. «C’est un peu pour renouveler le genre; avec une femme, on joue plus sur les émotions, la famille, les enfants… Chez les Américains, les émotions sont brutes, découpées au couteau. Avec une femme, tu les approfondis. Ce n’est pas le même regard sur la criminalité.»

Est-ce un mirage d’égalité des sexes? Pour Chrystine Brouillet, créatrice de la célèbre détective Maud Graham, c’est un peu l’illustration du féminisme québécois. «Par rapport à n’importe où ailleurs, on est en avance. Les gars sont à l’aise avec ça. Ils ne se sentent pas nécessairement menacés.» Un point de vue qu’est loin de partager Benoît Dutrizac (Kafka Kalmar, La Crucifixion, La Conciergerie des monstres, Le Karma de Kafka Kalmar, Éd. Libre Expression). «As-tu remarqué que c’est juste des femmes dans le polar québécois? Au Québec, on n’assume pas notre violence, même quand on fait du roman policier. C’est aberrant!»

Le crime ne paie pas
Et le franc-tireur est vite sur la gâchette. «Je suis dégoûté par la façon anémique dont la littérature se comporte. Dégoûté par le bénévolat que ça implique, par le soutien approximatif, par la lecture paresseuse des journalistes, par ce parent pauvre qu’est la littérature dans toute la culture québécoise, par le fait que les gens te reconnaissent plus à cause de ta réputation qu’à cause de ton ouvre. Quand je vais en librairie, je vois deux choses qui se vendent: les sagas pour ménopausées, mais ça ne m’intéresse pas, c’est pas mon marché, pas mes lectrices ni mes lecteurs; et les romans policiers… Moi, j’écris pour être lu, pas pour rester sur une tablette. Je ne pense pas que la littérature policière soit dénigrée par les gens; ils aiment les histoires, les suspenses, les chutes… C’est plutôt au niveau de la promotion, des libraires, des critiques qu’il y a une paresse et un mépris face aux écrivains québécois.» Benoît Dutrizac rêve d’idéaux, de projets fédérateurs où les forces vives du polar pourraient collaborer (au petit et au grand écran) pour mieux faire connaître ces écrivains. Il règne sur le polar québécois, en ce moment, le spectre d’un chaos en pleine crise d’adolescence… Et la relève va entrer pour de bon dans la danse.

Encadré

Le polar de demain

36 Petits Cigares
de Nicolas Fauteux

C’est l’exception qui confirme la règle. Un cas de petit roman vénéneux. Ici, c’est la mort et le désir qui mènent le monde. Roman noir, pervers, malsain, où le Malin est méthodique pour mieux décapiter les prétentions de tous les personnages. Roman noir très foncé, cynique, cruel. Une nouvelle voix; qui râle, rauque, rock’n’roll. Éd. Vlb, 1998, 156 p. (S. H.)