Ils montaient vers le nord dans le noir de la nuit. Douzes missiles au countdown. Douze apôtres salivant devant le corps du Christ. Douzes aiguilles rouges pointant vers leur Paule Magnétique: elle, Marie-Paule Marsot, mille sept cents millimètres, trente ans, blonde sale, teint blême, yeux pers, perdus, hagards, hostie, qu’est-ce qu’elle va faire? Dans les ténèbres, elle tente le cri de la bête traquée: maman-viens-me-chercher! Rien à faire: ça veut pas. «Aubergiste, prie-t-elle au ciel, un petit verre de Drano, quelque chose, ça presse!» Rien à faire; ça sort pas. Dieu l’abandonne à son destin, le cri scotché au fond de la gorge. Son cour se met à pomper la confiture, sa respiration à raccourcir et son adrénaline à faire signe à son sang de se pousser.
André’n’Aline Marsot sont priés de se présenter au comptoir des renseignements de la forêt laurentienne. Leur petite Marie-Paule voudrait savoir pourquoi vous l’avez mise au monde.
Devant ses douze confrères, elle n’a jamais été aussi seule dans l’univers. Qu’allait-elle faire dans cette clairière? Comment a-t-elle fait pour ne pas les voir venir avec leurs gros sabots d’acier? Les secondes se succèdent sur sa Swiss Army et, à chaque tic de trotteuse, l’incontinence la guette: la peur de pisser son courage et de ne pas s’en apercevoir la happe. Il y a deux minutes, deux heures, deux jours, deux décennies – déjà? – quand ils lui ont crié:
– Don’t move, Notre-Paule-Qui-Etes-Au-Nord! On s’en vient!
et qu’elle s’est retournée, et que le faisceau de sa maglight a capté le blanc de leurs yeux, de leurs dents, de leur peau – le blanc, la nuit, en forêt, c’est effrayant: c’est pas dans son élément -, elle s’est projetée dans le temps et s’est vue, témoignant devant une commission fédérale de l’horreur –
– Mr. Baumgartner, de l’horreur: j’ai vécu la Guerre. Par en dedans.
– And how was your experience?
– My expérience?
– I mean…was…it.. traumatizing, Mrs. Marsot? Mrs. Marsot?
– Fuckin’ traumatizing, Mr. Baumgartner. Fuckin’ unreal! Aline! André! Are my folks on the premises? Mes parents sont-tu là?
– Can someone give Mrs. Marsot a tissue. She needs a good blow.
– qu’elle s’apprête à vivre. Depuis, ses sens captent tout (signaux, vibrations, désirs) et sa mémoire enregistre. Pour plus tard. Quand elle devra raconter. Comment peut-elle être aussi raisonnable? Sa lucidité la pétrifie. Changée en statue de la Soldate inconnue, sa main de granit ne tient pas une arme mais une flamme électrique éclairant douze élans d’Amérique éblouis par le phare unique d’une Buick sur un quarante-huit heures. Ses heures sont-elles comptées en secondes? en minutes? en rire gras? en sessions de commission Baumgartner? Les douzes hommes prennent leur temps. Qu’attendent-ils? Qu’elle tente de leur échapper? Si elle se met à courir, ils la rattrapent; si elle se met à pleurer, ils éclatent de rire; si elle se met à rire – comment pourrait-elle se mettre à rire? – mais si elle pouvait trouver le rire, le faire surgir du fond de sa rate, le faire courir le long de sa gorge et le faire gicler au bord de ses lèvres, elle les prendrait le cul à l’eau et les culottes à terre. Tiens, c’est presque drôle, ça. Presque drôle. Allez, ris, ris, Marie-Paule! Explose, Marie-Paule! Rigole, Marie-Paule! Mais l’espoir d’un rire est aussi illusoire que de croire que Diogène va surgir de la forêt laurentienne avec une lampe halogène au bout du bras.
Elle éteint sa maglight. Les hostie-de-tabarnack fusent. Quelques plotte-sale-d’enfant-de-chienne également. Les élans câllent leur frustration. Pensaient-ils qu’elle userait ses piles à éclairer leur virilité? «Vous ferez ça dans le noir, se dit-elle. Comme vos grands-parents.» Elle enlève son casque. Pendant que sa vue s’acclimate, son ouïe prend le relais. Ses os s’entrechoquent. Terrorisé, son squelette est volubile. Tais-toi! lui ordonne-t-elle. Mais le bois dont elle est faite est sourd et ses oreilles n’arrivent pas à se tendre par-delà sa clameur intérieure.
En cadence, les hommes se mettent en marche.
Sa vie parade devant ses pupilles dilatées. Elle a huit ans. Elle rêve d’être une majorette – ça fait fille, ça fait beau – mais sa mère lui fait couper les cheveux court – elle a l’air d’un gars, d’un gars laid. Chaque jour, elle plonge ses yeux dans le miroir pour apercevoir la fille au-delà de l’apparence. Plus la glace l’hypnotise, plus elle brûle d’être une féminine (c’est le titre auquel elle aspire).
– Non, Marie-Paule, tu rentreras pas dans les majorettes parce qu’à la longue, ce sont les majorettes qui vont te rentrer dedans. Et jamais, jamais ma fille, disait Aline, ne se joindra au peloton des petites plottes aliénés qui montrent leurs cuisses aux quatre vents parce que, pour leurs parents, c’est le comble de la féminité. Jamais, tu m’entends?
– Mais maman!
– Tant que tu sais que t’es une fille, t’as besoin de personne pour te le prouver.
Elle aurait dû boucher ses oreilles de huit printemps et rentrer en cachette dans les rangs des fillettes aux cuisses laiteuses et aux cerveaux lavés. Envoyer paître sa génitrice avec ses théories féministes et elle n’en serait pas là. Tu entends, Aline? Aline, ta fille te parle! Écoute! «De quoi t’avais peur, maman? Qu’avec les années, je devienne majorette en chef? que je brandisse un bâton au son d’une fanfare au lieu d’une cause au son d’un slogan? Avais-tu peur de moi, maman? Si tu m’avais laissée faire, j’aurais passé ma passion de la parade et je serais pas ici à servir de prélude à la commission Baumgartner! Tout est de ta faute, maman! Tout est de ta féministe de faute!»
La psychanalyste de la petite Marie-Paule Marsot est priée de se présenter d’urgence au divan des renseignements de la forêt laurentienne. Sa cliente voudrait savoir ce que signifie le fait d’accuser sa mère des maux de sa terre, en pleine nuit, au beau milieu des bois.
Une branche craque. Plus près, celle-là. Il n’y aura plus de retour en arrière. Les onomatopées de la forêt s’enchaînent et composent la trame sonore du film dans lequel Marie-Paule Marsot joue désormais le rôle d’une martyre canadienne. Mère Nature s’est même arrangée avec le monsieur des vues: tout est parfait pour la scène de torture. Le ciel est de jais, la lune est d’absence et le vent de circonstance: discret. Les élans – fauves en période de rut – se séparent en deux clans et entament la manouvre circulaire. Le danger se resserre. Vingt-quatre images-seconde dans sa tête. Comment tout ça a-t-il commencé?
Le 1er juillet, l’an passé, devant son frigidaire, n’est-ce-pas? Elle venait de faire sa dernière crise existentielle où elle avait pleuré sur son sort de Marie-Paule Marsot, vingt-neuf ans, égarée dans la réalité canadienne mais refusant obstinément de se mettre sur le Welfare-enough. Elle s’était emparée du combiné et avait pitonné le numéro de sa sour Marie-Pierre.
– Serre les dents et fais des listes, Marie-Paule. Les listes, y a juste ça pour faire oublier momentanément la douleur.
«Je veux une solution permanente!» avait-elle hurlé avant de raccrocher au nez de sa sour interdite. Pourtant, elle aurait dû l’écouter. Sa sour a toujours eu un esprit plus pratique que le sien. Si elle avait fait des listes, là, le Ier juillet, devant son frigidaire, la tête entre le pot de mayonnaise et la pinte de lait, elle ne serait pas allée à la parade de la Fête du Canada et elle n’aurait pas perdu la raison devant le petit kiosque kaki.
Maintenant, c’est le temps ou jamais.
Ils l’encerclent.
Moutarde, ketchup, relish, saucisses à hot-dog,
sauce piquante, jus de tomate, petits pains.
La flairent, la sifflent, s’excitent.
Quick aux fraises, Joe-Louis, Feuilles d’érable de David,
feuilles de vigne de Vinci, millefeuilles, Frosted Flakes.
La tâtent, la fouillent, la dépouillent.
Monsieur Net, cacahuètes, pêches, poires, pommes, Coke diète,
tampons Blood-Thirsty pour la femme moderne.
Elle perd voix, vêtements, mouvement.
Papier ciré pour emballer les sandwichs-le papier ciré est meilleur que le cellophane, disait André. Il respecte le naturel des aliments et le préserve.
Une main agrippe son bras gauche, une autre son bras droit, une troisième son cou.
Gants à vaisselle, gant de toilette, gant de crin,
savon de Marseille, rasoirs jetables, Easy Off-four.
Des voix l’insultent, des souffles la brûlent, des dents la mordent, des doigts la prennent. Le tapis mousseux de la forêt laurentienne est son seul réconfort.
Downy fraîcheur printanière, eau de Javel La Parisienne,
papier-cul, serviettes sanitaires, Band-Aid.
Avant de quitter les baraquements, ils lui ont dit:
– La nouvelle, on s’en va faire de la boussole pis tu vas être notre point de repère. Go! En avant!
Elle était partie en tête, en se disant:
Marie-Paule, la vie est enfin devant toi. T’es blindée, mon alouette. Qu’Aline vienne juste t’écourer pis elle va voir de quel bois se chauffe ton squelette!
Comment a-t-elle fait pour ne pas les voir venir avec leurs gros sabots d’acier?
Cirage noir, semelles de feutre, rendez-vous chez le gynécologue, le coiffeur, le chirurgien esthétique, le psychologue, l’agent de voyage.
Il est minuit à sa Swiss Army, mais à présent, elle n’attend plus rien du temps.
Air Freshner, Gravol pour le cour, somnifères, valium, bicarbonate de vache.
D’ici au lever du soleil, leurs aiguilles bien dressées vers son Nord, les douze soldats de l’armée canadienne initieront la recrue Marsot aux joies de la boussole. Vive la Canadienne! entonnent-ils à la ronde. Et sur ce, Marie-Paule Marsot, mille sept cents millimètres, trente ans, blonde sale, teint blême, ferme ses yeux pers et attend que les majorettes aient défilé une à une, bâton brandi, dans son champ de Mars.
Papier, crayon, magnétophone, mémoire, mémoire,
Aline, André, Marie-Pierre, Mister Baumgartner…..