Pierre Bourdieu a le don de déranger: par son langage, souvent ardu, mais aussi parce que ses propos sur la société, le savoir, la figure de l’intellectuel vont à contre-courant des institutions. Nous avons profité de la sortie de La Domination masculine pour parler d’un homme qu’on adore détester.
Pierre Bourdieu: le nom est devenu un étendard. Impossible de parler des publications du personnage sans prendre position! C’est que le bonhomme a une bien vilaine manie: celle de mettre en lumière des phénomènes socio-idéologiques que la plupart d’entre nous préfèrons laisser dans l’ombre.
Ceux qui ont découvert Bourdieu avec ses récents opuscules polémiques sur la télévision et la mondialisation vont peiner sur son plus récent ouvrage. La Domination masculine est d’une lecture difficile. Non seulement parce que la démonstration du sociologue y est fort complexe; mais également parce que Bourdieu écrit un peu compliqué pour rien… Et en plus, La Domination masculine n’est pas un des grands crus de Bourdieu.
Le livre reprend et développe un article publié en 1990 dans les Actes de la recherche en sciences sociales. Et cette analyse des diverses formes de domination que subissent nos compagnes n’apporte pas vraiment d’eau fraîche au moulin du féminisme. La Domination masculine ne sera certainement pas un des jalons les plus importants de l’ouvre de Bourdieu; il faut aborder le bouquin comme une étape dans le parcours d’un ouvre sans cesse en développement.
Les règles du jeu
La Domination masculine reprend un ensemble d’idées que Bourdieu a déjà mises de l’avant dans d’autres ouvrages (c’est d’ailleurs là une des difficultés des écrits du sociologue: chaque fois qu’il utilise un concept présenté dans une publication précédente, il ne se donne pas la peine de reprendre ses explications). Le livre revient, entre autres, sur le fait que le pouvoir politique, social, culturel est certes anonyme, sans sexe, neutre. Sauf que dans la société occidentale (un peu comme dans la grammaire française), cette neutralité se confond toujours avec une figure du masculin.
Les meilleures pages de l’ouvrage se retrouvent en annexe, lorsque Bourdieu se penche sur la signification de certaines revendications des milieux homosexuels: le droit d’avoir des enfants, de se marier, etc. Bref, le droit d’avoir une vie «normale», qui n’est jamais qu’une vie d’hétérosexuel. Bourdieu constate alors que «tout se passe […] comme si les homosexuels qui ont dû lutter pour passer de l’invisibilité à la visibilité, pour cesser d’être exclus et invisibilisés, visaient à redevenir invisibles, et en quelque sorte neutres et neutralisés par la soumission à la norme dominante».
Ceux qui cherchent une porte d’entrée sur l’ouvre de Bourdieu éviteront celle un peu trop étroite que leur ouvre La Domination masculine. Par contre, le dossier du numéro d’octobre du Magazine littéraire constitue une bonne introduction. Au fil d’une vingtaine d’articles, on y présente les principaux ouvrages de Bourdieu, ainsi que des définitions des concepts qui s’y développent d’une publication à l’autre. Ce qui permet de se faire une idée des raisons que nombre de penseurs d’Europe et d’Amérique peuvent avoir d’être pour ou contre Bourdieu.
On évitera cependant Le Savant et la Politique, de Jeannine Verdès-Leroux. Cette chose, qui se présente comme un «Essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu», aura peut-être un jour une place de choix dans une anthologie de la mauvaise foi. Il reste que le cour de l’argumentation de Verdès-Leroux est malgré tout fort significatif. Ce qu’elle reproche à Bourdieu, c’est de ne pas respecter les règles du jeu: d’écrire des articles savants qui se permettent de ne pas se soumettre tout à fait à l’éthique universitaire; d’être un intellectuel en vue qui refuse d’aller se montrer en compagnie d’autres intellos sur le plateau de Pivot; d’être un produit des grandes écoles françaises qui a l’ingratitude de remettre en question ce système d’éducation…
On touche ici à ce qui est essentiel dans l’ouvre de Bourdieu. Il nous y démontre que tous nos comportements, nos choix politiques et culturels, même nos préférences amoureuses, sont régis par un ensemble de règles. Et chacun joue le jeu sans trop s’en rendre compte. Le sociologue, selon Bourdieu, est celui qui «vend la mèche»; celui qui dit: tout ça n’est qu’un jeu! Et le parti (ou le pari…) de Bourdieu est de postuler qu’à partir du moment où l’on est conscient du jeu qu’on est en train de jouer (ou des tours que les pouvoirs sont en train de nous jouer…), on peut alors commencer à changer les règles de ce jeu, voire se mettre en position pour refuser de jouer.
En fin de compte, Bourdieu est un sociologue très sérieux (qui, il faut l’admettre, se prend par moments lui-même un peu trop au sérieux) dont le but est de montrer qu’après tout, la vie en société n’est… qu’un jeu!
La Domination masculine
de Pierre Bourdieu
Éd. du Seuil, coll. Liber, 1998, 145 p.
Le Savant et la Politique
Essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu
de Jeannine Verdès-Leroux
Éd. Grasset, 1998, 250 p.
Magazine littéraire
Pierre Bourdieu, L’intellectuel dominant?
no 369, octobre 1998