Livres

Qu’est-ce que la littérature québécoise? : Sans domicile fixe

A quelques mois du Printemps du Québec à Paris, le milieu littéraire québécois cogite sur la manière de présenter nos livres et nos auteurs aux Français et à l’étranger. Quelle carte doit-on jouer: l’exotisme, la nordicité, l’américanité?

En ce moment, la chanteuse montréalaise Lhasa de Sela fait un malheur en France, tout comme Richard Desjardins a rempli les salles lors de ses derniers concerts. Les arts de la scène, tels le théâtre et la danse, réussissent également à se produire devant un public curieux, attentif, ainsi qu’en témoignent de nombreux artistes ravis qui reviennent au pays ragaillardis. Dans quelques mois va s’ouvrir en France, et à Paris notamment (pour le Salon du livre en mars), une foire sans pareil où, dit-on, on nous promet de donner la place à la littérature québécoise. Comment seront présentés les auteurs d’ici? Comment démontrer la modernité de notre littérature? Comment regrouper les livres d’auteurs qui, s’ils sont vraiment bons, n’ont rien en commun (la bonne littérature n’a-t-elle pas pour caractéristique de faire entendre des voix singulières?)? Va-t-on rejouer la carte de l’exotisme, dans une version revue et corrigée?

Nous avons demandé à des essayistes qui portent un regard distancié sur notre littérature de livrer leurs réflexions sur la littérature québécoise, et sur ses rapports avec l’Amérique, le Canada, la France.

L’attitude nord
Dans son essai tout juste sorti des presses, Réflexions d’un frère siamois, Le Canada à l’aube du XXIe siècle (Éd. du Boréal), John Saul, également romancier, déroule le fil de la littérature pour décrire et revendiquer une spécificité canadienne et québécoise, et rompre avec l’impérialisme culturel de la France, de l’Angleterre, et des États-Unis. Nourrissant sa conception sociale, économique et politique du Canada de sa réflexion sur la culture (au sens large), Saul pourrait donner des leçons d’histoire et de littérature québécoise à n’importe quel critique littéraire d’ici.

Dans son ouvrage (voir notre recension vol. 12, no 44), l’écrivain développe un argument pour distinguer notre littérature de celle des Américains ou des Européens de l’Ouest: nous sommes des gens du Nord et devons cesser de fuir cette réalité, de mépriser tout ce qui nous rattache à notre condition. Retour au folklore et à la ceinture fléchée? «Cette peur du "folklorique" est une conception coloniale des choses: pourquoi est-ce que la relation des Européens de l’Ouest avec les lieux définit votre propre relation avec votre propre lieu? S’ils considèrent la campagne chez eux comme une toile de fond décorative c’est leur affaire: ce n’est pas notre expérience, ni notre réalité. Pour eux, tout ce qui est hors de la ville est disqualifié; pourquoi est-ce que ce serait la même chose chez vous? Dans ce cas-là, ils sont en train de dire que la littérature russe serait folklorique? C’est ridicule. Dites-leur ça, et vous verrez qu’il y aura un silence dans la conversation!»
A entendre les arguments de John Saul, il est clair que le Nord n’est pas une destination vacances pour les Français en mal de sensations fortes. C’est une pensée, une économie à réaliser, un mode de vie à développer et une réalité… à accepter. Pierre Nepveu, auteur d’Intérieurs du Nouveau Monde (Éd. du Boréal) ayant dirigé le Centre d’études universitaires québécoises de l’Université de Montréal pendant quelques années, nuance cette idée: «Nous ne sommes pas uniquement des gens du Nord, dit l’essayiste. On est quand même sur la frontière sud du Canada, et du même coup très en contact avec les États-Unis. Mais surtout, pour des raisons d’immigration, nous sommes en contact très étroit, notamment à Montréal, avec des gens provenant d’autres cultures: des Antillais, des Latino-Américains, etc. Cette position influence considérablement notre culture. Je pense donc qu’on ne peut plus se décrire uniquement comme des Nordiques. Cela dit, il est incontestable que l’"expérience" nordique est très importante. Le froid, par exemple, est une épreuve inouïe qui doit être nommée, décrite.»

Moderne solitude
Cette expérience va bien au-delà de la géographie. «Je pense au thème de la solitude, par exemple, explique John Saul. Dans la littérature canadienne anglophone et francophone, le thème de la solitude est vu comme étant positif: regardez le travail des Robertson Davies, Michael Ondaatje, Margaret Atwood, René-Daniel Dubois, Jacques Godbout; chez eux, la solitude est une force positive, puissante, constructive. Tout comme les Robert Lepage, François Girard, Gilles Maheu, dans leurs productions cinématographiques et théâtrales, utilisent l’argument de la solitude comme quelque chose de positif. Pourquoi est-ce que s’est vu comme étant négatif aujourd’hui? Parce qu’on a adopté le point de vue européen: on fait une transposition de leurs valeurs en oubliant que c’est une valeur forte dans notre propre culture.»

Pour Pierre Nepveu, il y a aussi une grande force à trouver dans ce rapport à l’espace, qui a suscité, dans notre littérature (et dans celle des États-Unis), une réaction de repli et d’intériorisation, thème qui est au cour de son essai. «Mais elle n’est pas du tout négative, cette "intériorisation". Elle permet l’exploration d’un univers très riche, celui de l’intime, de l’environnement immédiat, de l’introspection, et elle stimule un imaginaire déterminant pour une littérature.»

Pour certains, cette dimension de l’introspection et de la solitude fait partie de ce que l’on appelle un peu vaguement l’«américanité». Des grandes virées de Kerouac à l’univers clos, mais immensément riche, de Gaétan Soucy (L’Acquittement, La petite fille qui aimait trop les allumettes), il y a une infinité de voix qui ne peuvent être réduites à un concept. «Ce concept d’américanité est d’ailleurs trop général et peut s’incarner de façons très diverses selon les auteurs, soutient Nepveu. Le problème, c’est que ce concept n’est pas "opératoire": on se retrouve plutôt face à des textes singuliers. Je lis des textes, de Suzanne Jacob, ou de Ying Chen ou d’Élise Turcotte, qui sont très forts: il m’importe peu, au fond, de savoir s’ils sont d’Amérique ou non. Ce sont des textes très forts, et je crois que c’est là que les Français ont du mal à nous accueillir: dans les cas où les textes ne se distinguent pas des particularismes qu’on peut pointer du doigt.»

Traduire n’est plus trahir
A la veille de la construction de la Grande Bibliothèque, projet dont plusieurs mettent en doute la pertinence, il y aurait sans doute d’autres préoccupations plus importantes que celle de chercher, encore une fois, à plaire aux Français. L’argent qu’on utilise pour un mégaprojet, sans utilité immédiate, ne pourrait-il pas servir à monter une vraie campagne de promotion des auteurs québécois auprès de la communauté de langue anglaise, par exemple? Si ces gens nous ressemblent plus par leur mode de vie, leur proximité, comment se fait-il que les auteurs traduits du français à l’anglais se comptent sur les doigts de la main? Notre réalité n’est-elle pas plus proche des anglophones d’Amérique, des Latino-Américains, même, que des Français qui, à en juger par le peu d’ouvres québécoises diffusées chez eux, ne sont pas intéressés par la littérature d’ici?

Selon John Saul, l’élite intellectuelle a un rôle à jouer, et même plus: elle doit prendre ses responsabilités, ici comme au Canada anglais «D’une certaine manière, les élites sont dominées par des gens d’une certaine génération, plus âgée maintenant, qui, en dépit de son expérience, reste dominée par des valeurs anciennes – bien sûr, il y a des exceptions. Mais une autre génération essaie de faire les choses autrement, et on trouve par exemple les René-Daniel Dubois, les Gilles Maheu, qui sont terriblement internationaux. Je pense que ces gens-là sont en train de retrouver une manière de s’imaginer qui est plus active, plus agressive. On se rend compte qu’on a gagné une bataille; mais celle de la traduction, à mon avis, reste à faire.»

Pierre Nepveu, heureux de voir que le Québec s’est ouvert aux écrivains canadiens-anglais (avec le découverte d’auteurs traduits par des Québécois et non des Français), est optimiste. «Ça dénote une conscience nord-américaine et canadienne, notamment, qui est plus forte, qui fait que l’avenir est certainement de ce côté-là: il y a vraiment quelque chose à exploiter du côté de la traduction. En fait, je crois que c’est ça, la réalité: la traduction occupe une place qu’elle n’a jamais autant occupée sur le plan international. En termes de parts du marché, les gens lisent énormément d’ouvres traduites.»

Saul et Nepveu sont tous deux d’accord sur un point: nous avons tort de donner autant d’importance à la langue. «La langue joue un rôle, assure John Saul, mais ni en anglais ni en fançais ce n’est un rôle "central" pour définir la culture. La langue est certes très importante, mais on a misé sur ça comme si tout y était contenu.» Pour Nepveu, nous avons peut-être plus de choses en commun avec des pays comme la Scandinavie, par exemple, qu’avec des Africains qui parlent le français. «Je crois qu’on a exagéré l’importance de la langue. Et on sait qu’au Québec, cela a joué de toutes les manières possibles. Je pense qu’il faut relativiser les choses. Une langue, c’est bien sûr une sensibilité; mais les gens qui mettent l’accent sur la langue insistent justement sur le fait que la langue québécoise est tout à fait différente de la langue française… Alors, il y a une contradiction: s’il s’agit de réalités si différentes, la langue suffit-elle à nous rapprocher?»

Folle jeunesse
Nous sommes entièrement responsables de l’image que nous projetons ailleurs, et notamment en France. Mais lorsque des éditeurs français recherchent des textes d’Amérique, que recherchent-ils, sinon une «fraîcheur», une littérature qui renouvelle leur propre imaginaire? Seulement voilà, l’Amérique, et notamment le Québec, n’est plus «jeune». «Ça fait quelques siècles qu’on est ici quand même… Si l’on se fie aux clichés, on est toujours "au commencement" de quelque chose… Ça ne marche plus. A mettre toujours l’accent là-dessus, on néglige de voir ce qui, depuis le début, dans le travail des écrivains de la Nouvelle-Fance aussi bien que du Québec ou des États-Unis et de l’Amérique latine, fait la force de la littérature: l’expérience subjective, l’épreuve intérieure qu’ont représentées le déplacement et le déracinement des conquêtes. Il faut arrêter de décrire l’Amérique comme une pure aventure d’extériorisation, toujours sauvage et euphorique.»

La littérature québécoise n’en est plus à ses débuts, comment chacun sait, mais ce lieu commun qui met de l’avant notre «jeunesse» et notre «fraîcheur» nourrit également un anti-intellectualisme qui sape les fondements de notre pensée; il nous empêche de développer, à l’étranger, une idée du Québec comme étant un lieu de vie intellectuelle riche et en plein épanouissement.

Qui a peur du canadien français?

Un débat sur la littérature et la culture canadiennes-françaises se tiendra à la librairie Olivieri (5219, chemin de la Côte-des-Neiges), le jeudi 12 novembre dès 19 h 30. Avec Jean Fugère comme animateur, René-Daniel Dubois, Claude Beausoleil, Maurice Henrie et Rino Morin Rossignol répondront à des questions portant sur la culture et l’identité canadiennes-françaises, ses rapports avec la politique, et avec le Québec. Info: 739-3639.

Rencontres avec John Saul

John Saul sera à Montréal pendant le Salon du livre. Mais vous êtes également invité à la conférence-lancement sur son livre Réflexions d’un frère siamois, le jeudi 12 novembre, à 18 h 30, à l’amphithéâtre IBM des HEC (3000, chemin de la Côte-des-Neiges). Il y aura de plus, le 19 novembre, à 14 h, une causerie avec l’auteur, à la librairie Olivieri.