En France, l’adaptation de Marcel Proust pour la bédé a fait rager les puristes. Même s’il n’a rien d’iconoclaste et malgré son style classique, STÉPHANE HEUET a mis l’institution littéraire parisienne en émoi. Notre journaliste a rencontré l’auteur à Paris.
C’est par lui que le scandale arrive? Pas possible. Il a l’air débonnaire d’un candide rêveur, Stéphane Heuet. D’un idéaliste. Avec sa bouille sympathique, son toupet et un chandail de coton beige qu’il porte par-dessus une chemise blanche et qu’il enfonce dans son pantalon gris, on dirait presque Tintin. Tellement qu’on aurait été surpris s’il n’avait pas avoué son admiration pour Hergé et si l’on n’avait pas aperçu un album du célèbre reporter dans sa bibliothèque.
Stephane Heuet a décidé d’adapter pour la bédé l’ouvre phare de l’écrivain français, A la recherche du temps perdu. Mal lui en prit. En août dernier, une semaine jour pour jour avant la parution de la première partie de son adaptation en France (Combray, où l’on retrouve le célèbre épisode de la madeleine), un critique littéraire du réputé quotidien de droite Le Figaro a tenté de lui faire regretter son initiative.
Dans un texte intitulé «C’est Marcel qu’on assassine», le critique y est allé d’une formidable montée de lait. Il a qualifié le premier volume du bédéiste d’«assassinat éditorial» et de «châtiment iconographique». Quant à son auteur, il lui a reproché non seulement son «crayon sans grâce», mais bien l’ensemble de sa «consternante entreprise».
Stéphane Heuet, qui avait précédemment dû subir les foudres d’une critique de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur, s’est effondré. Le bédéiste a vite réalisé qu’en France, si l’on touche à Proust, on risque de voir le ciel nous tomber sur la tête. «En France, Proust est synonyme de difficulté, confie Heuet. Il y en a donc qui croient qu’il faut absolument en baver, faire un effort pour le lire. Proust, c’est aussi quelqu’un qui a réussi à formuler un tas de sensations et de sentiments que chacun croit siens. Il y a donc certaines personnes qui ont lu Proust, qui se sont dit: "Proust pense comme moi", qui se le sont approprié, et qui ne veulent pas qu’on y touche.»
Remis de ses émotions, Stéphane Heuet est aujourd’hui plus convaincu que jamais du bien-fondé de son initiative. Il désirait, en adaptant Proust pour la bédé, «faire venir à Proust des personnes qui n’y seraient jamais venues autrement». Il juge l’opération réussie, et balaie du revers de la main les premières critiques qu’il a reçues. «Je pense que tous les moyens sont bons pour faire lire Proust», estime-t-il, ravi de savoir son livre en vente sur les tablettes des supermarchés français.
Proust aurait dit oui
En fait, Proust lui-même, selon Stéphane Heuet, aurait probablement donné le feu vert à l’adaptation de son ensemble romanesque pour la bédé. «La preuve, ce sont ses métaphores. Quelqu’un qui a mis autant d’ardeur à faire des métaphores aussi simples pour faire comprendre des choses si complexes ne pouvait que vouloir être entendu du plus grand nombre.»
D’ailleurs, précisons que ce ne sont pas tous les Français qui sont réticents à voir le narrateur d’A la recherche du temps perdu devenir un héros de bande dessinée. A preuve, Stéphane Heuet reçoit chez lui plusieurs lettres chaque jour, et, jusqu’ici, il s’agit exclusivement de lettres d’appui. Preuve supplémentaire: la bédé est un succès en librairie et se classe parmi les 40 meilleurs vendeurs, tous genres confondus.
Toutefois, ce qui a le plus rassuré le bédéiste, c’est que la secrétaire générale de l’organisation Les amis de Marcel Proust, Anne Borel, a adoré son travail. «Elle connaît par cour des pages entières de Proust, s’exclame Heuet, admiratif. Elle a lu ma bédé et m’a dit que c’était "génial"…»
L’auteur pense que les proustiens devraient, à l’instar d’Anne Borel, faire preuve de plus d’ouverture.«Quand on aime quelque chose, on devrait vouloir le faire partager le plus possible. Ma bédé, c’est ni plus ni moins que mon humble façon de faire partager mon bonheur.»
A l’écouter souligner les vertus de la Recherche, on se dit qu’il doit être immense, le bonheur de Stéphane Heuet. Il s’emporte, saute du coq à l’âne, ponctue la conversation de références parfois pointues à l’ouvre de l’écrivain. «Quelqu’un qui a lu Proust est riche de quelque chose de très important, assure-t-il. C’est une grande leçon sur la vie, la littérature, la mort.»
Du côté de chez Marcel
A priori, une rencontre entre Proust et Heuet, ça n’allait pas de soi. Petit-fils d’aviateur, fils d’officier de marine, dès l’âge de neuf ans, on l’inscrivait au collège militaire. A l’époque, seul un tout petit indice laissait présager l’avènement d’une bédé: les marges de ses cahiers étaient noircies de dessins.
C’est beaucoup à cause de sa femme si Stéphane Heuet a fini par adapter Proust pour la bande dessinée. Premièrement, parce qu’il a laissé tomber la marine peu de temps après sa rencontre. Ensuite, parce que c’est elle qui lui a suggéré de lire Proust, il y a cinq ou six ans. L’ex-marin, qui avait déjà tenté sans succès de mettre au point une bédé («je n’avais rien à dire», se souvient-il), s’est rendu compte qu’il venait de mettre la main sur le scénario qu’il attendait depuis des années.
Perfectionniste, il a alors entamé un véritable pèlerinage afin de rendre avec justesse l’ouvre de Proust. Il a parcouru les lieux mentionnés par l’écrivain dans la Recherche. Amiens, Illiers-Combray, Cabourg… Il s’est même rendu en Angleterre et en Italie. Comme Proust. «Au rythme où je travaille et avec le peu de moyens dont je dispose, je n’avais pas le choix si je voulais que mon travail soit cohérent. Pour être complètement raccord avec l’ensemble des scènes de l’ouvre, je devais savoir ce que Proust avait vu. Le plus simple a été d’aller à la source de l’inspiration de Proust: sa vie. Comme ça, j’étais sûr de ne pas me planter.»
Parallèlement à ce pèlerinage, le bédéiste a entamé une gigantesque recherche. Un véritable travail de moine d’une durée de trois ans. Dans son bureau, des dizaines et des dizaines de livres sur l’ouvre et la vie de Marcel Proust, des photos prises à travers l’Europe et divers croquis côtoient maintenant les souvenirs de famille qui évoquent l’attachement des Heuet à la mer.
En plus de compulser ces bouquins, Stéphane Heuet s’est plongé dans de vieux dictionnaires, a fait l’inventaire de vieux journaux («je voulais savoir ce que le grand-père réactionnaire et antisémite du narrateur pouvait lire comme journal»), a visité de nombreux musées et a fait appel à maints spécialistes. «Je suis entré dans une sorte de démence. J’ai l’impression que ce que j’ai accompli dépasse de cent coudées le simple fait de réaliser une bande dessinée», confie-t-il aujourd’hui.
Stéphane Heuet a poussé le souci du détail jusqu’à l’extrême. Dans la Recherche, par exemple, Charles Swann affirme que Bloch, l’ami juif du narrateur, ressemble «au portrait de Mahomet II par Bellini». Afin de dessiner Bloch, le bédéiste a donc retrouvé le tableau du peintre vénitien Bellini et a reproduit Mahomet II sans turban et sans moustache. Exemple supplémentaire: le jeune narrateur, à un certain moment, mentionne qu’un groupe de militaires traverse le village fictif de Combray (il s’agit en fait d’Illiers, en Eure-et-Loir, au sud de la Normandie). Avec l’aide du Musée de l’armée de Paris, le bédéiste a pu reproduire fidèlement les soldats de la 7e division de la cavalerie de la 1re brigade légère de France; le seul régiment qui, selon les spécialistes consultés, a pu être aperçu à l’époque par le jeune Marcel Proust à Illiers.
Heureusement que Stéphane Heuet y prend un plaisir fou car il semble loin d’avoir terminé. Il compte adapter au moins deux autres parties de la Recherche, mais, «si ça marche bien», il pourrait illustrer la totalité de l’ouvre. Douze volumes, selon son découpage initial.
Ce n’est cependant pas la quantité qui compte puisque le bédéiste dit avoir déjà son objectif: il estime bien humblement que, grâce à lui, Proust est maintenant plus accessible. «Proust avait dit: dans cinquante ans, on me lira dans les gares. Ça a fait soixante-quize ans et ce n’était pas encore le cas. Alors, peut-être que maintenant on lira un peu de Proust dans les gares…
A la recherche du temps perdu, Combray
Adaptation et dessins de Stéphane Heuet
Éd. Delcourt, 1998, 72 p.