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Sylvie GermainTobie des marais : Il était une foi

Les romans n’ayant pas toujours longue vie dans les librairies, il faut espérer que celui-ci, sorti il y a plus de six mois, enlumine encore quelques rayons de son écriture luxuriante, de son délire d’images, de son inspiration.

Écrit par Sylvie Germain, une philosophe de 44 ans ayant déjà signé bon nombre de romans et d’essais (et qui n’a rien, sinon le succès de ventes, à envier à tous ces romanciers-philosophes tant chéris depuis quelques années), Tobie des marais raconte l’histoire de divers membres d’une famille d’origine polonaise, frappée par des décennies de malédiction. Le roman s’ouvre dans le Marais poitevin, où est venue s’installer, il y a fort longtemps, Déborah, doyenne de cette famille dont le plus jeune, Tobie, cinq ans, nous arrive au début du texte, bien agrippé à son tricycle, dans une image qui ne s’oublie pas de sitôt.

Déterminé, fou d’incompréhension, ses larmes décuplées par la pluie d’orage, Tobie cherche désespérément la maison du diable. Car c’est là que son père lui a dit d’aller («Va au diable!»), espérant éloigner à jamais l’enfant de la scène d’horreur qui l’attend à la maison, où sa mère vient de perdre la tête. «Ta mère a perdu la tête!», a-t-il bien précisé, et alors que l’on comprend que la mère est sans doute un peu excédée, qu’elle a dit ça comme on le dit souvent, je suis en train de perdre la tête, le petit garçon, lui, a bien saisi la vérité: sa mère a littéralement perdu la tête, tranchée par un fil invisible lors d’une randonnée à cheval. Tranchée, et puis perdue, quelque part dans le marais.

La douleur qui s’empare du père, du fils, des différents membres du petit clan, par ailleurs décimé par la Seconde Guerre, est rendue avec grand art par l’auteure: jamais pesamment, juste avec quelques scènes, parfois assez burlesques, ici et là, qui montrent tantôt l’immobilisme de la torpeur, tantôt les éclats de la colère, et les plus petits gestes qui trahissent le plus grand désespoir.
L’essentiel du roman n’est d’ailleurs pas seulement là, dans le mal et l’incompréhension des victimes. Si les drames et les larmes traversent la jeune histoire de Tobie, comme elles se sont acharnées depuis toujours sur Déborah, dont on lira l’incroyable l’histoire, Sylvie Germain chante surtout dans son roman la force de vivre. La nonagénaire parfaitement craquante qu’est Déborah ne manque surtout pas de ça, la force, le goût inéluctable d’aller jusqu’au bout, malgré les fantômes qui la hantent. Malgré la disparition de son père, sa mère, son frère, son mari, ses deux filles, et maintenant la belle Anna. Sept morts, noyés ou abattus, et dont on n’a jamais retrouvé (du moins pas complètement dans le cas d’Anna) le corps.

L’auteure s’est inspirée pour son roman du «Livre de Tobie», ou «Livre de Tobit» (qui fait une dizaine de pages dans L’Ancien Testament), empruntant les noms des personnages, et au moins une scène miraculeuse: celle où Tobie, grâce à un poisson magique, parvient à chasser le malheur qui pèse sur celle qu’il aime (tout un malheur, pour cette Sarra, qui a elle-même sept morts mystérieuses sur la conscience).

Mais on peut savourer ce magnifique roman sans connaître le texte biblique. La foi dont parle Sylvie Germain étant d’une implacable limpidité.

Tobie des marais
de Sylvie Germain
Éd. Gallimard, 1998, 222 p.