Steven Heighton : La Rose de l’Érèbe
On dit de l’Ontarien Steven Heighton (Théâtre de revenants, Éd. L’instant même, 1994) qu’il s’agit d’un des auteurs canadiens les plus «accomplis» de la jeune génération. C’est en tout cas un nouvelliste achevé, pour qui cette forme (plus ou moins) brève constitue un champ d’exploration fertile. Son ambitieux et costaud recueil La Rose de l’Érèbe, où fleurissent le mystique et le poétique, ouvre un panorama littéraire des plus riches et vastes. Complexe.
Lapidaires ou fort longues, déroulant leur récits lors d’une seule soirée ou (le plus souvent) entrelaçant les histoires, les voix, selon une architecture quasi romanesque, imbriquant le passé dans le présent, l’un éclairant l’autre, ses nouvelles occupent moult champs territoriaux, temporels et émotifs: de Banff à l’Arctique, du XIXe siècle à aujourd’hui, du burlesque pathétique au tragique.
Les personnages de Heighton doivent souvent traverser leur propre érèbe – «noir passage souterrain que les morts de la Grèce ancienne devaient, croyait-on, emprunter pour gagner le Styx et traverser vers les Enfers». Ainsi, les jeunes héros de Citoyens d’une ville plus tranquille et des Clients, qui vivent l’initiation d’une nuit d’enfer. Le premier, affublé d’un costume ridicule, doit livrer du poulet aux médecins enivrés de la morgue, où gît le cadavre d’un jeune fan sportif. Le second, Ontarien d’origine cambodgienne, est entraîné malgré lui par deux anciens collègues de travail dans une pathétique tournée des grands ducs montréalaise, alors qu’il cherche désespérément à rejoindre son frère, une rencontre qui devait prendre l’allure d’une réconciliation.
A côté de ces deux nouvelles prenantes mais plus linéaires, Steven Heighton joue sur les points de vue narratifs. La très belle Une saison pour chaque chose, par exemple, juxtapose l’ultime union charnelle de quatre couples, comme autant de cycles saisonniers qui rythment le passage du temps. Du vieux couple qui ne fait plus guère l’amour à la femme pleurant sur le corps de son mari cancéreux qui va bientôt mourir, l’auteur pose cette question aiguë: «Comment peut-il y avoir une dernière fois? Pour faire l’amour. Deux corps qui s’unissent une fois, deux fois, un millier de fois, puis plus jamais. Comment?» Les nouvelles incorporent souvent le récit de quelque chose qui s’achève, d’une mort. L’écriture, en creusant la «lente trahison» du temps, permet d’en mesurer la perte.
Dans Les Morts et les Disparus, se fait entendre la tragique beauté d’une rencontre: le bref croisement de deux voix ennemies,
chantonnant doucement une chanson folklorique, chacune de son côté de la paroi, pour réchauffer un tunnel enténébré et solitaire de Vimy en 1917, à la veille d’une rude bataille entre Allemands et Alliés. Un moment de grâce vite gâché par la boucherie guerrière.
Les réchauffements ne sont que temporaires, les oasis illusoires, dans ces contrées glacées qui fascinent manifestement l’auteur de La Rose de l’Érèbe. «Une voix en moi. Disant ce que les morts, en traduction, semblent toujours dire: Tout passe. Ne gaspille pas ta vie», écrit le narrateur de Traductions d’avril, qui travaille sur le journal d’un explorateur de l’Arctique. Une novella complexe, où chacune des histoires toutes imbriquées les unes dans les autres, semble dire la même chose: que l’espoir parvient malgré tout, brièvement, à germer de la noirceur. Trad. de par Christine Klein-Lataud, Éd. L’instant même, 1998, 308 p.