Bertrand Gervais : Au-delà du réel
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Bertrand Gervais : Au-delà du réel

Après avoir publié plusieurs essais sur la littérature, qu’il enseigne depuis une dizaine d’années, BERTRAND GERVAIS plonge dans la fiction. Il nous présente son premier recueil de récits, Tessons.

Bertrand Gervais aime faire l’expérience des limites: celles qui se présentent à lui, et celles qu’il pose lui-même, en toute connaissance de cause. Ce prof de quarante et un ans, qui enseigne la littérature à l’UQAM depuis 1988, détient un doctorat en littérature de l’Université de Santa Cruz, en Californie, et un autre en sémiologie de l’UQAM (il y dirige d’ailleurs le programme de doctorat en sémiologie); il a même créé un groupe de recherche sur l’«imaginaire et ses rapports à la culture», et travaille sur trois grandes «figures»: la fin du monde, le labyrinthe et les insectes (dont on retrouve des traces dans le cinquième récit du recueil, La Mante artificielle). Cet intellectuel (et ses collègues) cherche à comprendre comment ces sujets s’inscrivent dans la culture, comment ils s’articulent, et essaie d’identifier ce qui leur sert de cadre de référence. Un exemple: le labyrinthe apparaît souvent dans l’imagination (un conte, un film, un jeu d’ordinateur, etc.) pour montrer que le sujet est en train de se perdre, qu’il va être détruit, ou qu’il doit surmonter certaines épreuves; selon Gervais, ce thème cristallise des peurs, des appréhensions, et apparaît dans tout: l’État est vu comme un labyrinthe, Internet aussi.

Étudier tout ça, c’est une chose. Plonger dans la fiction, pour la première fois, c’en est une autre; et la conception intellectuelle de l’imagination peut même constituer un obstacle à la démarche créatrice, dans certains cas. Mais, pour Gervais, ce fut plutôt un plaisir. «J’ai voulu me mettre les deux pieds dedans, me dit Bertrand Gervais. Il fallait que j’en vienne là, mais je n’ai pas vraiment rencontré de barrière; je n’ai pas eu peur, au contraire, je me suis amusé! En fait, travailler dans la fiction et dans la théorie, avec l’université, tout ça me donne l’impression de tricoter un chandail; je ne sais pas, de mes travaux théoriques ou de la fiction, ce qui constitue la maille à l’endroit et la maille à l’envers… Mais, pour moi, cela fait partie d’un tout; à un moment donné, j’ai ressenti le besoin et le goût de m’amuser avec la fiction. L’un alimente l’autre. Je trouve que ce que je fais sur le plan théorique améliore la fiction et vice versa.»

Eclats de vie
Les cinq récits de Tessons ne racontent pas la même histoire, évidemment, mais tous mettent au monde des personnages dysfonctionnels. «Ce qui m’intéressait, sur le plan des limites de l’imagination, c’était de voir les personnages aux prises avec l’"impensable": dans ces textes, il s’agit de personnages dont les vies volent en éclats; certains le savent, d’autres ne s’en rendent pas compte, ou oublient ce qui leur est arrivé…» C’est à cette rencontre entre eux et leurs drôles de destins que nous assistons dans ce recueil. Mis en scène dans un contexte tout ce qu’il y a de plus réaliste, les héros glissent, lentement mais sûrement, vers un monde éclaté, où les repères ne tiennent plus; l’un perd la mémoire, l’autre oublie, du jour au lendemain, tout ce qui concerne les chiffres: il ne sait plus son adresse, ni son numéro de téléphone, ne sait plus compter. «Quelqu’un qui perdrait tout sens des chiffres, c’est à peine imaginable», opine Bertrand Gervais le sourire aux lèvres. Les histoires de Tessons flirtent avec le fantastique, c’est incontestable. Alors que se déroule une visite au musée (Tessons), que s’aiment des amoureux (L’Oubli), que s’affaire un jardinier zélé (Le Cierge et le Métronome); bref, que tout se présente de manière plutôt anodine et banale, voilà que l’irréalité, le vertige font irruption: «Une femme pénétra dans la salle. Le bruit de ses pas sur le sol était clair. Il ne résonnait pas. Elle s’approcha, regardant à peine les murs, et lui adressa doucement la parole. Il eut l’impression qu’ils se connaissaient déjà. Son accent était blanc, comme les murs de la salle, mais avec peut-être un peu de rouge aux commissures des mots.»

Corps à corps
Pendant que le texte, placide, met en scène des personnages apparemment unidimensionnels, d’autres personnages (Anne, dans Tesssons, Mélanie, dans L’Oubli) interviennent et les font basculer dans une zone inconnue, interdite. «Le lieu que j’aime bien habiter, c’est celui qui est proche du corps, des relations érotiques ou sexuelles, parce que pour moi elles servent de révélateur. D’une part, c’est là où la fiction m’échappe, mais c’est là aussi où les personnages sont confrontés à leur propre identité. C’est là que se révèlent un certain nombre de choses: par rapport à soi, au privé, à l’inconscient, aux pulsions.» Si toutes les relations des personnages ne sont pas liées à la sexualité, toutes en effet ont à voir avec l’identité. Mais Gervais les décrit non pas avec froideur, mais comme un simple observateur, à froid. «J’aime ce lieu entre l’inconscient et le conscient; j’aime que mes personnages ne sachent pas trop où ils s’en vont. Cependant, je mets peu de psychologie dans mes récits, au contraire: mes personnages sont à l’écart de leur propre psychologie. Ils sont à la limite de la compréhension, ils n’ont aucune réflexion sur eux-mêmes. Je veux des personnages qui ne comprennent pas, qui ne fassent pas d’introspection.» Peut-être pour permettre à leur créateur de pousser encore plus loin ses propres limites.

Tessons
de Bertrand Gervais
Éd. XYZ, 1998, 152 p.