Croc-en-jambeVanessa Zocchetti : Lemeilleur des mondes
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Croc-en-jambeVanessa Zocchetti : Lemeilleur des mondes

Chaque saison littéraire a son lot d’écritures insolentes, de satires, de morceaux sans pitié pour l’un ou l’autre des représentants du pouvoir. Et, bien que la profession journalistique soit une cible fréquente, c’est sûrement la chose politique qui remporte la médaille de la putasserie. On se souviendra que Patrick Nicol nous en avait donné un bon exemple avec Paul Martin est un homme mort (Éd. Vlb, 1997), polar qui s’amusait du pouvoir sans cour et sans cervelle de nos dirigeants, ici nommés Paul Martin, Jean Noël, et Réjean Tremblay. Le biographe de Camus et de Malraux, ex-éditorialiste à L’Express, Olivier Todd, a poussé la farce à l’extrême cette année avec Corrigez-moi si je me trompe (Nil Éditions, 1998), une réécriture du conflit bosniaque mettant en scène des politiciens véreux, mais aussi des universitaires, journalistes, et écrivains assoiffés de reconnaissance.

On clôt en beauté la semaine électorale, cette fois, avec Croc-en-jambe: une parodie venue de France, cinglante, sanglante, obscène, assez souvent dégoûtante, de la course au pouvoir, signée par une journaliste de 27 ans, Vanessa Zocchetti.
Situé dans un pays qui n’est pas nommé parce que l’improbable drame qui s’y joue reflète l’horreur associée à plusieurs pays (à nouveau la Bosnie, mais aussi l’Allemagne nazie, et le Rwanda), Croc-en-jambe a pour héroïne Casimira Georgeus, une cul-de-jatte tombée du ciel, quelques jours avant la Noël 1996, pour refaire le monde à son image.

Elle semble bien tomber pour Théophile Burnier dit «Triton», 66 ans, dont la vie n’est plus que long ennui depuis la mort de sa femme, deux ans plus tôt. Surtout que la Casimira fait rapidement oublier l’anormalité de son corps grâce à la beauté de son visage, son absolu manque de pudeur et son monstrueux appétit sexuel.

Mais lorsque Triton se réveille au lendemain de sa rencontre divine, la passion amoureuse de Casimira a cédé toute la place à sa cruauté et à son insatiable soif de domination. Triton avait deux jambes lorsqu’il s’est mis au lit. Il ne les a plus. Casimira les lui a sciées pendant qu’il dormait.

Triton devient alors le premier d’une longue collection de femmes et d’hommes sur lesquels Casimira va bientôt régner, en faisant d’eux et d’elles d’autres culs-de-jatte, sujets de sa propre race qu’elle soumet, non sans qu’ils en tirent d’ailleurs beaucoup de plaisir, à l’esclavage sexuel.

Et l’impossible se produit.

Du monde entier, on se ralliera à la cause des estropiés, on chantera le retour de ces habitants dont les ancêtres auraient été, on le croit, les premiers habitants de la terre; et on élira démocratiquement la folle à la tête du pays. «Vous êtes mes sujets. Je suis la Reine des culs-de-jatte. La Souveraine des estropiés. Ensemble, nous allons construire un monde hors du commun. Un univers dont nous serons les dieux. Je vous nourrirai de sexe et de haine. Vos corps seront grandis par les efforts. Croyez-moi, au détour du chemin vous attend la vie, la vraie.»

Est-ce utile de dire que le monde n’est pas au bout de ses peines.

Vanessa Zocchetti a une écriture simple, souvent proche du télégraphe, et un imaginaire et une violence qui ne sont pas sans résonances communes avec les écrivains qu’apparemment elle préfère, et qui ont pour noms Barrico, Vian, Bukowski. Et son effrayant Croc-en-jambe rappelle combien un premier roman peut être débordant d’invention et de vitalité.

Croc-en-jambe
de Vanessa Zocchetti
Éd. Julliard, 1998, 189 p.