J'ai tué Phil ShapiroEthan Coen : La vie en noir
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J’ai tué Phil ShapiroEthan Coen : La vie en noir

Du coscénariste de Blood Simple et de Fargo, on n’attendait pas moins que ce décapant cocktail d’histoires tragicomiques, pimentées d’humour noir. J’ai tué Phil Shapiro, première incursion d’Ethan Coen – des deux frères, c’est le producteur – dans le monde littéraire, ne risque guère de dépayser totalement les fans du duo cinématographique de choc. Un sens aigu de la dérision s’y marie avec une vision sombre de l’existence, qui ressemble à une succession de catastrophes et de malentendus.

Avec leur lot de privés malchanceux, de tueurs à gages incompétents, de mafieux à la petite semaine et de relations adultères, il flotte un vague parfum de films noirs des années 50, à la sauce parodique, sur plusieurs de ces nouvelles. Comme dans Fargo, les criminels ne peuvent qu’y être maladroits. Prenez par exemple Joe De Louie, le Napolitain à l’accent à couper au couteau de la désopilante Cosa Minapolitaine. Déménagé de Cleveland à Minneapolis pour s’y faire un nom et une business, le petit mafieux essaie lamentablement de gangstériser cette paisible ville nordique, peuplée de gens «polis» et «flegmatiques». Il finira barbier…

Le jeune intellectuel de Destin est aussi transplanté dans un milieu où il apparaît pathétiquement décalé. Il a beau verbaliser avec les truands, il n’en récolte au bout du compte qu’une série de dégelées. Devenu sourd à la suite d’une prise Mike Tyson (et que je t’arrache l’oreille), le détective privé d’Ils ont ça dans le sang a pour seul client un aveugle trompé par sa femme… Amusez-vous en les voyant communiquer, avant d’être glacé par l’inévitable conclusion de l’histoire.

On rigole donc à loisir, et souvent au détriment de choses effrayantes – les «chutes» de ces histoires ne sont pas un vain mot. Mais il y a plus dans J’ai tué Phil Shapiro que de bonnes histoires bien menées, alimentées par un talent de dialoguiste (forcément) et une ironie de plaisantin. Si certaines nouvelles flirtent avec le pastiche anodin (les trois en forme de pièces radiophoniques, notamment, avec leurs dialogues où affleure cependant un bon sens de l’absurde), d’autres textes témoignent d’un vrai talent de nouvelliste «sérieux», où l’écriture s’écarte du style syncopé de plusieurs autres – ce qui nous vaut inévitablement une traduction des plus argotiques, qui précipitera certains lecteurs vers la version originale, publiée récemment sous le titre Gates of Eden – pour acquérir de la profondeur. On y voit des personnages, coupables ou innocents, qui se sentent piégés, trahis par la vie. «Comme un rat soumis à une expérience comportementale compliquée et cruellement dépourvue de toute signification», pense le père bouillant de colère de Deux Gamins décevants, qui semblent promis à un avenir de «paumés».

Et il y a le duo de nouvelles qui ouvre et clôt le recueil, telles deux parenthèses autobiographiques, évoquant une enfance judaïque dans la patrie glacée de Fargo. Dans l’étonnant texte éponyme, collection impressionniste de réminiscences, le narrateur (la plupart des récits sont déclinés au «je») se rappelle son séjour dans une rigoureuse «colonie de vacances sioniste», les nombreux rendez-vous chez divers spécialistes et leur cortège de «tourments interminables»: «à chaque repas, à chaque leçon d’hébreu, dans chaque salle d’attente médicale, je ressentais la piqûre d’épingle de ma différence».

Quant au Pays d’où je viens, en invoquant les ténèbres terrifiantes qui obscurcissent l’enfance, elle semble nous entrebâiller une porte sur la genèse d’un auteur qui, sur la pellicule comme sur le papier, fraie volontiers avec la noirceur humaine.

Traduit de l’anglais par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Éd. de l’Olivier / Cahiers du cinéma, 1998, 316 p.