Serge LamotheLa Longue Portée : Homme sous influences
SERGE LAMOTHE parle de son travail avec l’assurance tranquille et la pertinence de celui qui ne brûle pas les étapes, se questionne sur le pourquoi de l’ouvre à faire et explore les possibilités du langage avec une exigence peu commune. Extraits d’une entrevue passionnante et sympathique.
«Que reste-t-il d’un homme quand il a perdu toutes ses illusions?» La question traverse La Longue Portée, le premier roman de Serge Lamothe, comme elle traverse les jours et les nuits de son personnage Charles Godin. Depuis la mort de Nadia, douce et frêle créature à l’esprit habité de songes, ce dernier, entre deux lignes de coke, méprise l’avenir et interroge le passé.
Qui blâmer pour la perte du bonheur? Stephen Galaczy, celui qui a entraîné la belle dans une surdose d’héroïne? Galaczy, figure charismatique, jeune gourou de la «Tribu», petite secte dont Charles a fait partie? Ne faut-il pas plutôt blâmer le destin? Mais sans doute est-il plus libérateur d’avoir un être de chair pour objet de sa haine.
Charles Godin entreprend de rédiger une lettre à son fils, l’enfant né de Nadia et qu’il connaît à peine. Une lettre où son projet de vengeance est mis au jour, mais surtout une lettre toute remplie des mots arrachés au vide abyssal qu’est devenue sa vie. Bientôt vont revivre les membres d’une petite communauté d’étudiants jadis installée à Jasperville, dans les Cantons-de-l’Est (libre à nous de lire Lennoxville). Une communauté libertine et friande de psychotropes.
Charles Godin a perdu ses illusions, ses chimères, son amour. Ne lui reste plus que ce projet de vengeance. En écrivant une longue lettre à son fils, que cherche-t-il? Une justification, un affranchissement, un pardon?
«Il y a un peu de tout ça. Quand il parle à son fils de ses géniteurs, de son grand-père et de son arrière-grand-père, on sent bien que lui-même se cherche des références, des points de repère dans le passé, pour comprendre son destin à lui. Il pressent que tout est lié, qu’il prend part à une espèce d’engrenage, une spirale qui l’entraîne, et il ne voudrait pas laisser à son fils une image floue, un cadre vide. Une image qu’il risque fort de laisser, puisqu’il n’a pas élevé son fils.»
Avant que tout ne tourne mal, la «Tribu» avait quelque chose de la secte idéale, sans dogme autre que la nécessité d’expérimenter les choses, de nier un maximum d’évidences. L’attrait en était d’autant plus pernicieux. En fait, de grands dangers couvaient.
«Et le danger même était attrayant, ce qui est assez particulier à une génération, la recherche du danger, ce besoin de toujours dépasser les limites du concevable.»
C’est le même goût du risque et de l’absolu qui les mène à consommer l’«Herbe du diable»…
«Godin le dit: "Plus ça paraissait risqué, plus c’était attrayant."»
Il y a une bonne dose d’autobiographie dans ce livre. Éprouvez-vous de la pudeur à parler de vos expériences personnelles?
«Non. Quand on a une nature pudique, on n’écrit pas ce genre de livre, on écrit des choses plus gentilles, plus mignonnes. Je n’ai pas eu d’inhibition, je voulais parler des "vraies choses", comme on dit dans le milieu des thérapies, un milieu que j’ai connu et que j’ai voulu montrer de l’intérieur. C’est un monde très secret, très fermé sur lui-même et autour duquel il y a beaucoup de tabous. Le tiers du roman se déroule dans une maison de thérapie, mais il se trouve que les scènes les plus drôles, les plus loufoques, y figurent. C’est un sujet qui est grave; j’ai voulu alléger un peu le propos.»
On dénote aussi une connaissance de ce qu’est la consommation abusive de drogues.
«Je suis toxicomane, je ne m’en cache pas du tout. Mon livre n’est pas un témoignage, ni un plaidoyer pour ou contre la drogue: ce n’était vraiment pas mon propos. Mais il est certain que je me suis servi de mon expérience, d’un côté comme de l’autre, mon expérience de consommateur de drogues et mon expérience d’individu qui s’en est sorti.»
Ce qui engendre le chaos, c’est la folie, le projet de Galaczy d’engager ses amis sur la voie de l’«Inabsoluble Quête». Son instrument sera l’«Herbe du diable», mais ça aurait pu être autre chose. Si ce n’était de cette consommation finalement malsaine, la petite communauté aurait eu beaucoup de charme, non?
«Oui. Ils ont beau s’en défendre, ils sont très idéalistes. Ils ont renoncé à changer quoi que ce soit à la société, ils ne se sentent pas du tout concernés. Dans le temps, nous sommes déjà longtemps après les grands mouvements sociaux et le désir collectif de changer le monde. Ils font partie de la première génération à s’être sentie en dehors du coup. Ils disent: "Foutez-la en l’air, la planète, nous, on débarque." Mais ils flirtent avec l’abîme, c’est sûr. Ensemble, ils vivent des moments de grande fraternité, mais ça ne peut pas durer. Le bonheur est quelque chose de fugitif par essence. Et dans le roman, on pose la question: est-ce qu’une vie entière peut se dérouler autour d’un bref moment de bonheur, autour d’une illumination fulgurante?»
Pour Charles, il s’agirait de la période durant laquelle il partage la vie de Nadia, alors qu’elle est enceinte de lui?
«L’instant de bonheur, pour lui, c’est celui-là. Et comme il le dit, peut-être meurt-on le jour où le souvenir de cet instant parfait passe sur nous comme une ombre.»
Il est très rare, dans le métier de critique, d’émerger d’un premier roman avec la certitude d’avoir affaire à un auteur de très grand talent. Voilà pourtant ce qui m’arrive aujourd’hui. Je n’ai nulle intention de jouer la prudence: Serge Lamothe, si l’inspiration et la rigueur ne le quittent pas, posera, au fil des ans, les pierres d’une ouvre possiblement majeure.
La Longue Portée,
de Serge Lamothe
Éditions L’Instant même
1998, 206 pages