Où sont donc les vivants?Suzanne Favreau : La vie aux trousses
Ambitieux roman et ample réussite, Où sont donc les vivants? nous révèle une romancière hors du commun, dont il faudra retenir le nom. Suzanne Favreau, qui enseigne la philosophie au niveau collégial, signe, avec ce premier livre, une fresque du Montréal contemporain, et surtout le portrait très humain d’un homme à la dérive dans ce monde trop impersonnel qu’est devenue notre société. Un homme qui croyait s’en tirer à bon compte en restant en retrait de ses semblables, mais qui sera rattrapé par la vie même, fragile, imprévisible, déroutante, risquée, toujours désirable.
C’est déjà une sorte de tour de force que réussit la romancière en donnant la parole sur trois cents pages à un homme, un quadragénaire à la fois tourmenté intérieurement et éteint socialement, sans que jamais l’on ne soupçonne la femme qui se cache derrière. Elle parvient à pénétrer l’âme de cet homme dans ses replis les plus intimes, ses pensées secrètes, ses blessures d’enfance, ses désirs inavoués. Bernard Sauriol est archiviste au Musée de numismatique de la Banque de Montréal, dans le Vieux-Montréal; et vivote entre son travail et le Village gai, le quartier de son enfance, où il habite toujours.
Solitaire, sans amour, sans amis, ce petit fonctionnaire est pourtant savant d’un tas de choses: passionné de livres anciens et d’opéra, il connaît l’histoire du centre historique de sa ville, où il évolue en soliloquant. Puis, déambulant dans le quartier gai, dont la faune lui paraît bien étrange, il observe, note des réflexions dans un carnet, dessine ses voisines de table au café. Mais rien de tout ça ne l’atteint.
«(…) en moi-même j’ai le sentiment de n’être rien, rien qui vaille aux yeux d’autrui ni aux miens. Je suis inconsistant, inhabité. Je me prête à la vie et je m’y dérobe, je l’aborde en étranger, je l’examine l’ausculte la dissèque et la médite, je compose avec l’ordinaire en toute passivité, sans la moindre volonté de changer la réalité… (…) Je n’ai rien fait de ma vie et n’ai pas la naïveté de croire que le temps arrangera les choses. Le temps est un maître sadique et inexorable. Je me suis habitué à vivre sans espoir. L’inespoir est la trame de mon inexistence.»
Avec constance et brio, Suzanne Favreau, d’une écriture tendue vers l’avant, vivante, pleine des émotions qu’il se refuse, nous maintient à l’écoute de son antihéros. Pendant des pages, ruminant son enfance, celui-ci cherche à retrouver dans son souvenir le visage de sa mère. Il repense à son père débardeur, qui les a abandonnés, elle et lui. Il revoit ses rarissimes amourettes, déceptions entières, puis il s’entiche d’une vulgaire chanteuse de bar, qu’il éconduit lui-même par lâcheté.
Il s’enferme dans son appartement pour écouter Caruso, découvre un jour Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, qui va l’ébranler: «J’avais espéré me dépayser en l’agréable compagnie d’un vieux poète portugais et voilà qu’en deux pages, il plongeait au cour de moi-même!» Dès lors, une faille en lui s’ouvre. Une rencontre de hasard, un jeune gai du nom de Jocelyn, beau et fougueux, à la fois léger et profond, va s’y immiscer, entrer dans son existence, fracassant tout.
Quand la vie se pointe à sa porte, peut-on vraiment refuser de lui ouvrir? Suzanne Favreau, avec Où sont donc les vivants?, propose une réflexion sensible, pénétrante, sur l’ambivalence affective en cette époque déshumanisée.
Où sont donc les vivants?
de Suzanne Favreau
Éd. de La pleine lune, 1998, 312 p.