Grand aventurier des neiges et des mots, JEAN DÉSY nous présente un quatorzième livre où les paroles courent comme autant de pistes sur un plateau polaire.
La vie de Jean Désy est orientée par une boussole dont l’aiguille tourbillonne mais jamais ne perd le Nord. Pour notre bonheur, l’explorateur jalonne son parcours de nombreux repères littéraires, vibrants échos de cette existence menée tambour battant. O Nord, mon amour, le dernier en date, décrit, dépeint et finalement dépasse, par la poésie, le Nord dont tous nous portons les lumières. Le Nord scandé dans le chant des outardes, le Nord craquelé sous le pas des caribous, le Nord parsemé de toundra jusqu’à perte de vue. Le Nord, absolument.
Pour y pratiquer la médecine depuis plusieurs années, Jean Désy connaît bien les parallèles nordiques du territoire québécois. Il les habite, quelques mois par an; il en est habité de jour comme de nuit, l’année durant. Or ce n’est pas le Nord qui a mené Jean Désy à la poésie, mais plutôt la poésie qui a mené l’auteur vers le Nord: «Avant même de toucher au Nord, de façon réelle, je l’ai rêvé. Mes premiers rêves, je les dois aux chansons de Vigneault, que j’écoutais quand j’étais jeune. Lorsque j’ai fait mon cours de médecine, j’ai eu envie de travailler sur la Côte-Nord et pas ailleurs, à cause des chansons de Vigneault. C’est comme si j’avais eu une rêverie un peu enfantine et que j’avais modelé ma vie réelle autour de cette rêverie.»
L’homme voyage dans le Nord, l’emporte par bribes; l’écrivain le prolonge et y installe sa faune, ses visions, ses douleurs. Parce que le quotidien concret ne saurait contenir tant d’envols et de rêves: «Si toute ma vie je devais m’en tenir aux espaces réels, je serais très malheureux. Ça ne me satisfera jamais autant que cette rencontre du réel et du fictif. L’éloignement paraît très vaste, entre les deux univers, et c’est assez euphorisant quand on sent que l’on peut les rapprocher.»
Si Jean Désy oppose parfois la blancheur et le silence des étendues nordiques au vacarme et à l’insalubrité urbaine, il nous épargnera toute morale et se gardera bien d’être manichéen: «Chacun adapte sa création, son art et son ouvre à ce qu’il est. Ce n’est pas parce que moi, je suis ébloui par le Nord que ça doit être le cas pour tout le monde. L’étouffement physique, dans une ville bruyante où les gens sont agglutinés les uns sur les autres, finit par me confronter à un imaginaire dans lequel moi, je voyage avec moins de bonheur. Le lieu physique qui laisse de la place à la vue et à l’ouïe, le lieu de grand silence, me permet de m’épancher mieux. C’est ce que ça me fait à moi, mais je n’aurai jamais la prétention de dire que c’est ce que ça doit faire à tout le monde.» Il admet dans la foulée l’importance et le rayonnement culturel des villes, sans lesquelles les arts n’auraient pas atteint de tels sommets. Aux dépends néanmoins d’un certain primitivisme, chargé d’excès, de violence, mais également de franchise et d’authenticité.
L’espace poétique de Jean Désy est né de cet espace géographique qu’il connaît bien désormais, mais emprunte aussi les traits de la féminité: «Dans O Nord, mon amour, il y a fusion entre des textes adressés à une femme et des textes plus universels qui sont la Femme, ou l’espace géographique féminisé, l’espace qui moi m’émeut et dont je suis amoureux.» Par exemple: «J’imagine l’ylang-ylang de ta gorge, la courbe hibiscus de tes reins, tes hanches-rosières, ta cuisse juteuse jetée contre les vagues dans le parfum des amandiers en fleurs.» La métaphore née de la rencontre d’une femme et de l’espace, voilà sans doute ce qui donne toute sa force au texte.
Quand on lui demande quel rapport existe entre Jean Désy médecin et Jean Désy écrivain, il ne peut contenir une pointe de malaise, comme s’il craignait que son travail littéraire ne soit réduit par sa pratique médicale. Ce qui bien entendu n’est pas le cas. Sans doute la proximité de la maladie et de la blessure engendre-t-elle ce profond besoin de dépasser le physique, qui transparaît d’un bout à l’autre du livre et en fait la pertinence. L’imperfection et la fragilité du corps, que le médecin connaît mieux que quiconque, rendent le mouvement impératif et salutaire. L’envie de bouger, physiquement, de confronter ses limites, Jean Désy la ressent intensément. Comme le jour où il s’est embarqué pour la traversée de l’Atlantique Nord, sans trop connaître les difficultés du voyage (lire Lettres à ma fille, paru aux éditions Le Loup de Gouttière). Poète de l’action, il a choisi de ne pas voyager qu’à la clarté des lampes.
A l’instar d’un Saint-Exupéry, qui «a profité de son travail de pilote pour mieux rêver le ciel», il croit que les sentiers nordiques peuvent mener jusqu’au mystique. Certains coordonnent le mouvement physique et la quête mystique – n’était-ce pas le cas chez Rimbaud, dont le nom revient maintes fois à la bouche de Jean Désy? -, alors qu’ici, on cherche à les subordonner, à les placer dans le même espace-temps. Même si «ce grand voyage mystique semble être le seul qui, au bout du compte, a du sens».
Nous voilà devant une prose mûre, évocatrice dans la sobriété, riche de cette faune et de ces couleurs nordiques chargées d’un exotisme bleuté (un lexique permettra au lecteur de traduire les nombreux termes inuits intégrés au texte). Hormis quelques effets prévisibles, quelques traits moins novateurs, O Nord, mon amour touche droit au cour et laisse courir dans notre imaginaire tuktus, nanuks, umimmaks et autres bêtes fantastiques, échappées d’un territoire où le Nord se vit et se laisse embrasser comme un être de chair, de glace et de feu.
ô Nord, mon amour,
de Jean Désy
Éditions Le Loup de Gouttière
1998, 88 pages