Tito : Histoires extraordinaires
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Tito : Histoires extraordinaires

TITO est l’une des figures emblématiques de la bande dessinée. Nous avons profité de son récent passage à Montréal pour faire le point sur sa démarche artistique et sur sa fascination pour l’histoire.

Les thèmes de la mémoire et de la guerre semblent occuper une place prépondérante dans la bande dessinée cette année. Après le colossal Sommeil du Monstre d’Enki Bilal, voici que Tito fait revivre la série Soledad, qui explore, d’une manière bien différente, des obsessions analogues.

Le parallèle entre les deux auteurs n’est pas gratuit. Tous les deux sont arrivés en France en bas âge et portent en eux la mémoire d’un pays d’origine qui fut rongé de l’intérieur par des guerres fratricides. Dans le cas de Tito, né en Espagne, c’est le spectre de la guerre civile qui s’est insinué dans une ouvre qui se voulait à l’origine une simple chronique villageoise.
En 1980, lorsque Tito a commencé à travailler sur la série Soledad dans le magazine (A Suivre), il se contente d’illustrer avec un brin de nostalgie la vie paisible d’un petit village espagnol qui correspond en tous points à celui dans lequel il a grandi.

Le poids de l’Histoire
En 1987, avec La Mémoire blessée, quatrième tome de la série, il aborde la période de la guerre civile à travers le personnage de Tiburcio, son grand père. Le sujet se fait plus grave, mais Tito garde la même retenue dans le trait, dont la précision quasi photographique renforce l’impression documentaire qui se dégage de la série. «Je n’ai pas vécu la guerre civile, explique l’auteur, rencontré lors de son passage au Salon du livre, mais j’ai vécu avec les séquelles du conflit. Je ne peux pas vraiment me permettre d’exploiter graphiquement la souffrance des autres, alors j’ai préféré m’en tenir aux souvenirs de ma famille. Comme je vis en France, j’ai l’impression de vouloir raconter mon Espagne à un lectorat français.» Tito considère aussi important de s’assurer que les gens arrivent à bien suivre. «Si c’est une histoire que je connais personnellement dans ses moindres détails, je suis conscient du fait que le public y est complètement étranger.»

Pour souligner la parution de L’Homme Fantôme, cinquième volet de la série, les Éditions Casterman ont réédité La Mémoire blessée, son prédécesseur, qui fut remis en couleurs pour l’occasion (les trois tomes précédents devraient subir le même traitement l’an prochain). Tito tenait absolument à finir le chapitre sur la guerre telle que vécue par son grand-père avant de remonter jusqu’aux premiers balbutiements de Soledad. «Les membres de ma famille, que j’ai rencontrés il y a plus de dix ans dans le but de me documenter, commençaient à mourir. J’ai vraiment été pris de panique car je leur avais promis de terminer l’histoire du grand-père, et il y a deux ou trois ans, j’ai vraiment senti l’urgence de la situation. J’ai réalisé que le temps allait me faire des vacheries. Oh, pardon, je ne sais pas si je peux dire vacheries: vous pourrez l’enlever en retranscrivant l’interview.»

La force de l’imagination
On le voit, Tito est un homme poli, un tantinet timide et, surtout, très pudique, en particulier dans son dessin. Il admet sans hésitation qu’il n’est pas un dessinateur d’action et le prouve par un style très statique qui, s’il n’étourdit pas le lecteur par des explosions et des poursuites, n’en est pas moins évocateur.

Dans La Mémoire blessée, il illustre une scène particulièrement cruelle dans laquelle une vieille dame est amenée à l’écart du village par des phalangistes qui l’abattent sans autre forme de procès. Au moment de l’exécution, qui ne sera jamais montrée par le dessinateur, la vieille dame implore ses bourreaux de bien vouloir recouvrir ses genoux de sa robe pour qu’elle demeure digne, même dans la mort.

En trois cases absolument elliptiques, Tito arrive à synthétiser toute l’horreur de la guerre et la noblesse des plus innocentes de ses victimes, un exploit dont plusieurs «dessinateurs d’action» seraient tout simplement incapables. «Je suis très fier de cette scène, confesse Tito; elle est à la fois très violente et très sobre, tout le contraire d’un Steven Spielberg, qui a besoin de montrer le spectaculaire pour illustrer la guerre, comme dans son Soldat Ryan. Lorsqu’on m’a raconté cette histoire – vécue – j’ai été bouleversé, et j’ai aussitôt voulu l’intégrer à mon récit. Ce qui est étrange, c’est que certains lecteurs ont cru voir cette femme par terre, au milieu de giclées de sang, alors que je ne l’ai jamais dessinée! Etre capable de pousser ainsi l’imaginaire des gens, de les amener à imaginer une scène qui n’a pas été montrée, prouve à quel point la bande dessinée est un art complexe et complet.»

C’est dans ces petits gestes que Tito prouve qu’il est un grand auteur de bandes dessinées et, par dessus tout, un grand humaniste.

Soledad
La Mémoire blessée / L’homme fantôme
Éd. Casterman