Les Jolies Choses : Peurs jumelles
Quand Les Jolies Choses, version manuscrit, est atterri sur les bureaux de chez Grasset, la réaction fut paraît-il sceptique. Un bon roman, nul doute, mais qu’allaient en penser les lecteurs de Virginie Despentes, habitués à quelque chose d’un peu plus salé? Le nouvel éditeur de Despentes (les deux premiers livres ayant été publiés chez Florent Massot) a paraît-il regretté le style XXX des tout débuts de la jeune auteure. Il faut dire que Baise-moi (1993) et Les Chiennes savantes (1995) avaient connu un succès de vente faramineux (Baise-moi a été traduit en plus de dix langues).
Moins de paires de fesses, donc, dans Les Jolies Choses. Certes, il y a encore le cul qui mène le monde autant que le fric, il y a les abus de pouvoir qui pourrissent le monde professionnel, et d’autres thèmes chers à Virginie Despentes. Mais, ici, l’auteure économise les scènes pornos, sans doute au profit d’une trame romanesque forte, certainement la plus ambitieuse tissée par elle à ce jour.
Deux jumelles. Très jolies. Semblables de l’extérieur, infiniment différentes de l’intérieur. Depuis l’enfance, Pauline réussit tout, plaît à tout le monde. Claudine, de son côté, ne récolte que le mépris, à commencer par celui du père. Alors, Claudine développe une personnalité malade, une soif de reconnaissance, d’existence dans le regard des autres. Plus tard, jeune femme lancée dans la jungle parisienne, elle rêve de fortune et de gloire. Mais le talent n’est pas au rendez-vous. Reste son corps, magnifique, qu’elle emploie comme un argument, jusqu’au jour où l’idée lui vient d’exploiter la voix prodigieuse de Pauline.
A l’invitation de Claudine, qui déteste sa sour mais lui reconnaît un don vocal qu’elle n’a pas, Pauline accepte d’enregistrer quelques trucs. Pourquoi pas? Elle adore chanter, mais laissera l’autre se taper tout le tralala débile d’un début de carrière en chanson. Aidée par Nicolas, un pauvre type qui épaule Claudine dans ses déboires, Pauline va jusqu’à monter sur scène en se faisant passer pour l’autre. Succès immédiat – elle a une voix décidément superbe.
Succès crève-cour: Claudine, plus seule que jamais, se balance par la fenêtre de son appartement. L’idée tente alors Pauline, décidément névrosée, de se glisser dans la peau de l’autre, de reprendre sa carrière là où sa poufiasse de sour l’a laissée, le talent en plus. Mais peut-être est-ce moins un choix qu’un mouvement inévitable: «L’équilibre est à revoir. Elle était construite en face de l’autre, pareil qu’une force s’exerçant contre une autre. […] deux petites bonnes femmes dans une boule, chacune poussant du front le front de l’autre. Si on ôte une des deux petites bonnes femmes, l’autre aussitôt bascule en avant, tombe dans ce qui était le domaine de l’autre.»
Le showbiz étant ce qu’il est, il ne sera pas tellement difficile de vendre son corps comme si c’était celui de l’autre. A condition de naviguer parmi cette misérable petite faune comme le faisait sourette, c’est-à-dire en passant quand il le faut par le lit des «big boss». Entre deux pipes, pourtant, Pauline méprise les hommes et leur bestial appétit de chair. Son regard, vaguement féministe, ne fait d’ailleurs pas toujours crédible et semble un peu affecté.
La force de ce roman réside dans les personnages, des personnages d’une belle densité romanesque, que le langage de la rue employé par Despentes contribue à mettre en relief. L’interpénétration des univers des jumelles fascine et sème la question: sont-elles si différentes? Au-delà des divergences restent deux petites bonnes femmes, deux jolies choses perçues comme telles, animées parfois du courage de casser le moule.
Si elle perd quelques lecteurs avec ce livre, Virginie Despentes devrait en trouver de nouveaux, sensibles à la littérature intelligente et rebelle de l’une des voix les plus savoureuses de la relève littéraire française.
Les Jolies Choses,
de Virginie Despentes
Grasset
1998, 270 pages