Une soirée chez Larry : Chemin faisant
Une soirée chez Larry est le quatrième récit de CAROL SHIELDS, l’une des meilleures romancières canadiennes. Moins fort que son précédent, La Mémoire des pierres, couroonné de prix littéraires prestigieux, mais réussi tout de même.
Larry Weller a une existence plutôt banale, et une profession hors du commun: il conçoit des labyrinthes de jardin. L’auteure canadienne Carol Shields n’est en cela guère différente du héros – avec un petit h – de son roman Une soirée chez Larry, elle qui aime bien reconstituer ces grands et petits moments, retracer ces fils savamment entremêlés qui tissent la trame d’une vie a priori sans éclat.
Les labyrinthes qui fascinent tant Larry donnent leur forme au parcours de cet homme né à Winnipeg, sans signe particulier, que le roman suit sur deux décennies. Un tracé énigmatique, avec ses mauvais embranchements, ses brusques bifurcations, ses sentiers égarés, ses retours en arrière, son cortège de malentendus, d’erreurs et de réussites, sur lequel plane un persistant syndrome de l’imposteur («comment suis-je arrivé ici?», se demande Larry, quand sa vie semble flotter au-delà de ses espérances).
Un peu mou, un peu flou, Larry représente le mâle occidental en quête de son identité, qui doit s’adapter aux exigences sociales mouvantes, passer des bras d’une épouse à une autre, d’une époque coulée dans des moules traditionnels à une période de confusion, sans jamais perdre le sens de qui il est. Larry traverse tous les accidents, les transformations de sa vie d’adulte – qui culminera lors de la fameuse soirée, où sera bouclée la boucle – avec plus de déterminisme que de détermination, d’interrogations que de certitudes. Deux divorces – entre autres avec une universitaire qui étudie la vie des saintes, la bonté féminine -, un enfant, un déménagement en Illinois, puis à Toronto, la crise de la quarantaine, un coma passager, et surtout, la découverte, lors de son voyages de noces en Angleterre, des labyrinthes: une révélation qui transforme ce petit fleuriste en paysagiste respecté.
L’auteure de La Mémoire des pierres (prix Pulitzer 1995) analyse brillamment les étapes de cette vie qu’elle rend à la fois singulière et emblématique, dans les détails, soigneusement répertoriés, comme dans le tracé général. Dépeignant le mouvement circulaire d’une vie, de toute vie: «Nous mourrons probablement d’une maladie du cour, nous souffrirons probablement d’un échec marital ou de défaillances sexuelles, nous ferons des cauchemars dans notre enfance. (…) Et nous tournerons sans cesse en rond. En regardant où nous allons. Où nous étions.»
La structure du roman est complexe, qui revient sur le passé par fines associations thématiques, sans craindre les redites – que le lecteur pourra trouver fastidieuses, à la longue -, découpant le cheminement de Larry en tranches plus ou moins superposées, en chapitres chronologiques organisés autour de différents thèmes: La famille de Larry, Le pénis de Larry (!), Les mots de Larry, Larry jusqu’ici, Les frusques de Larry…
Dans cet ambitieux inventaire de tout, trivial ou fondamental, ce qui compose une existence, une demande de divorce peut se glisser inopinément entre deux énumérations des chausssures que possède Larry… Ce qui contribue à faire de Larry Weller une sorte de cobaye humain disséqué d’un oil scrutateur, d’une plume subtilement ironique. Toujours vu avec une distance un rien narquoise, avec cette conscience dont la plupart d’entre nous sont dépourvus sur leur vie. Un regard de femme sur un homme, peut-être.
Et c’est justement cet aspect quasisociologique, le mouvement peut-être trop manifestement construit du livre – avec ses métaphores apparentes-, qui empêche, parfois, la fiction de prendre son envol, qui bloque les émotions. Si l’écriture de Carol Shields est souvent éclairante, et sa pénétration psychologique, remarquable, l’existence de Larry se révèle moins riche que celle de Daisy Goodwill, l’enfant du siècle de La Mémoire des pierres, et dépeinte avec plus de précision minutieuse que de couleur romanesque. «(…) au fond, tous les hommes du monde s’appellent Larry», constate le protagoniste d’Une soirée chez Larry. C’est à la fois la force et la limite de ce livre astucieux et perspicace.
Traduit de l’anglais par Céline Schwaller-Balaÿ
Une soirée chez Larry
Éd. Calmann-Lévy, 1998, 380 p.