L'InconcevableAndré Brochu : La vie mode d’emploi
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L’InconcevableAndré Brochu : La vie mode d’emploi

ANDRÉ BROCHU publie un sixième recueil de poèmes aussi touffu que diversifié. L’Inconcevable se lit comme un bilan, comme le regard d’un homme qui contemple le chemin parcouru et qui continue sa route.

D’abord (re)connu pour ses ouvrages de critique littéraire, puis, ces dernières années, comme romancier et nouvelliste, avec des ouvres fortes telles, notamment, La Vie aux trousses, Les Épervières et Le Maître rêveur (Éd. XYZ, 1993, 1996 et 1997), André Brochu est aussi poète.
Sa première publication, en 1961, était un recueil intitulé Privilèges de l’ombre (Éd. l’Hexagone). Cinq autres livres de poèmes ont paru au fil des ans, dont Delà (Éd. l’Hexagone, 1994), pour lequel l’auteur reçut le Grand Prix du Festival international de poésie de Trois-Rivières. Avec L’Inconcevable, l’écrivain ajoute une pièce de choix, et de poids, à ce versant de son ouvre.

Il n’est pas si fréquent qu’on ait l’occasion de parcourir un recueil de plus de deux cents pages. Celui-ci, divisé en sept sections aux titres évocateurs qui en laissent deviner la variété, «Recueils», «Moi toujours», «Mille yeux de biches roux», «Entre cour et chair», «Diversement», «Proses tranquilles» et «Appel aux uns», totalise pas moins de cent quinze textes.

On peut imaginer qu’il y a là le fruit du travail de plusieurs années. Alternant les poèmes en vers libres et en prose, l’écrivain fait flèche de tout bois. Des Autoportraits bleus et noirs qui ouvrent l’ouvrage à l’hommage à Gaston Miron, il multiplie les odes à la vie concrète, celle des sens, du corps, de la jeunesse, de la nature, celle des pulsions et son côté sombre, le doute, la douleur, la mort annoncée.

«Drame de moi. Majesté apprise. Je suis aux genoux de ma vie. Cassé de déférence, j’adore en moi la méprise assassine. Un destin m’a voué à l’erreur familière d’âme. Voyez mes mains commises aux travaux du scribe. J’écris au petit point. Un soleil de très vieux or éclaire la lente progression de l’ombre sur la page. J’avance. A petits pas.»

Comme dans ses ouvres de fiction, André Brochu entre dans les méandres de l’inconscient, ose l’autobiographie, le dénuement de l’âme, observe le monde avec gravité, mais aussi avec un zeste d’humour et de tendresse: «J’ai grandi avec des garçons et des filles qui ont maintenant soixante ans. Leur poil, ah! s’est fané, leur peau a pris l’aspect des choses remâchées, des taches se sont multipliées sur les bras, sur le sexe. Ils sont maintenant moins beaux mais, ayant vécu, ils sont plus humains. L’expérience suinte d’eux comme une rosée.»

L’heure des bilans ayant sonné, l’homme mesure le chemin parcouru, poursuit sa route, témoin de lui-même et de ce qui l’entoure. Optimiste, le pire lui est promesse de renaissance: «Oui, j’ai un profond désir de mourir, pour être beau. Il me semble qu’on ne peut renaître que propre, juste et droit, c’est-à-dire conforme. Je veux mourir pour ne pas perdre ma vie et pour connaître des joies simples comme l’air. Pas vous?»

En lisant la poésie d’André Brochu, on se dit qu’il faudra bien qu’un jour quelqu’un s’aventure à la mettre en musique, à en chanter quelques-uns, de ces hymnes à l’amour, à la chair, à la femme, au désir. On voudrait tout citer; impossible, vu ces longs poèmes aux envolées parfois lyriques, cosmiques, mais surtout sensuelles et terriennes:

«Fils, fille, l’un sur elle et dans / sa chaleur de bois, / l’autre sous / lui et grosse / de son sang, / l’un et l’autre couplés / sous l’orage, temps beau / qui tonne et croule / sur les corps remuants, / frottés de jouissance pareille / aux aromates sacrés / qui parent de vent les idoles, / frottés de bleu délice / pendant que vous êtes / l’un et l’autre l’infini / dans vos corps sublimés / à jamais, égarés, envolés, là / là où / périt Dieu / fils et fille, vous êtes / Dieu qui renaît très clair, / très beau entre les joncs / le ciel remonte la rivière.»

Avec L’Inconcevable, André Brochu repousse un peu plus loin les frontières de l’indicible.y

L’Inconcevable
d’André Brochu
Éd. Trois, 1998, 224 pages