Carole Massé : L’Ennemi
Auteure de quatre romans et six recueils de poésie, dont le plus récent, La Mémoire dérobée (1997), a reçu le prix Alfred-DesRochers, Carole Massé publie, avec L’Ennemi, un second récit, étrange objet fermé sur lui-même et difficile à saisir. Elle y met en scène une femme obsédée par un être menaçant, puissant et destructeur, qui la poursuit depuis toujours, s’immisce dans son intimité, la retrouve dans ses refuges les plus secrets. Celui qu’elle appelle l’Ennemi n’est-il que le fruit de son imagination maladive, une bête intérieure née de quelque traumatisme, ou un être réel? En maintenant le flou là-dessus, l’écrivaine ne facilite pas la tâche de son lecteur.
Au chevet de son amant malade, la narratrice vit dans son monde. Cet Ennemi dont elle sent la présence dans la maison, puis derrière la porte de la chambre, elle est la seule à en connaître l’existence. Même à l’homme qu’elle aime, elle n’en parle pas, craignant qu’on ne la croie pas, ou qu’on la croie folle, ou que le mal n’atteigne l’autre qu’elle s’active à protéger. Ainsi, lorsque l’homme alité ouvre l’oil, celle qui vit un véritable délire qui l’amène au bord de la suffocation se ressaisit, et ne laisse rien voir de son désespoir. Le peu d’indices donnés par sa narration nous permettent d’imaginer qu’il s’agit peut-être des séquelles d’un abus sur l’enfant qu’elle a été.
«J’ignore qui il est. Mais je peux avancer, sans me tromper, que l’Ennemi aime les enfants pour les détruire ou les détruit pour les aimer, même si je ne sais pas encore dans quel ordre placer ces assertions», écrit Carole Massé. Et il est en effet question d’un enfant dans son récit, mais il s’agit d’un petit garçon, menacé aussi, qui, comme dans un rêve, semble appeler à l’aide cette femme qui sait. «Dans la maison de la Haine, écrit-elle encore, la connaissance et l’inconsolable sont indissociables», pour ajouter un peu plus loin: «De quelle peine insoutenable suis-je ainsi faite pour que l’Ennemi me rappelle ses ravages pour l’éternité?» Et plus loin encore: «Lui-même [l’Ennemi], n’est-il pas né d’un abus de pouvoir, d’un viol de conscience, de la trahison d’un amour?»
On pourrait épiloguer longtemps sur les intentions de l’auteure. Cet Ennemi que sa narratrice affirme voir à l’ouvre, entendre, saisir de façon concrète, n’est-il pas tout simplement la haine qui semble appartenir au cour de l’homme? Veut-elle dénoncer tous les abuseurs d’enfants? Son récit n’a-t-il pour but que de faire le portrait psychique d’une femme victime de ses visions? Dépressive, schizophrène, paranoïaque?
Il faudrait davantage de balises, de clefs concrètes pour que l’on se sente vraiment happé par son histoire. Malheureusement, malgré des moments d’émotion, des sensations d’angoisse bien rendues, l’ensemble du livre se maintient dans une abstraction lisse qui donne bien peu d’éléments auxquels se raccrocher. L’écriture peut être ciselée, économe, bien pesée, rien n’empêche l’ennui de s’y installer. Y a-t-il pire ennemi pour un écrivain? Éd. Les Herbes rouges, 1998, 96 p.