Dominique DemersLe Pari : Au bout du conte
Après avoir publié une quinzaine de livres pour enfants et adolescents, DOMINIQUE DEMERS présente un premier roman pour le public adulte, Le Pari. Gagnera-t-elle le sien?
Dominique Demers ne s’embête pas avec les étiquettes: son dernier roman, Maïna, elle l’avait fait paraître en deux éditions: l’une pour la jeunesse (l’adolescence), l’autre pour les adultes. C’était un roman «hybride», comme elle le dit sans gêne. Travaillant à un post-doctorat sur la littérature et la télévision jeunesse au Québec, cette journaliste (elle a longtemps écrit pour le magazine L’actualité, son «école»), auteure jeunesse, professeure et conférencière est devenue une véritable référence en la matière.
Ce qui ne l’empêche pas de publier un premier roman «adulte», Le Pari, et de plonger dans un milieu qui n’a pas la fraîcheur des enfants et qui a, parfois, la dent dure. «J’avoue que je ne pense pas beaucoup aux attentes, lance Dominique Demers avec assurance. Mon lecteur est quelqu’un que j’imagine très sympathique, et c’est à moi de trouver les mots pour l’intéresser.»
Demers voit l’écriture de ce roman comme un reportage, genre qu’elle a pratiqué longtemps et qui lui sert un peu de modèle. «Je fais comme en journalisme: quand j’ai vu des choses, que je les ai senties, je veux que le lecteur vive ce que j’ai vécu. Parce que quand on écrit, on vit cette construction imaginaire, on devient le personnage et je désire que mon lecteur le sente lui aussi: c’est tout ce que je demande. Je ne veux pas que les lecteurs me lisent en se disant "Ah! qu’elle écrit bien, qu’elle est bonne!" Non, ce qui compte pour moi, c’est qu’ils croient à ce que je leur propose; je souhaite aussi que ce monde nous transforme un peu, moi et eux.»
Le grand passage
Passer du domaine des jeunes à celui des adultes n’a pas posé de problèmes à la romancière – elle qui a déjà vu des adultes lire ses romans jeunesse en cachette… En fait, il s’agit pour Dominique Demers du même monde, ou presque. Son héroïne, Max, est médecin et se trouve confrontée à un tournant de sa vie; alternant entre cette voix de femme adulte et celle du souvenir, la romancière nous la présente aussi enfant, à des milles de sa vie moderne, habitant le village de Murray (entre l’Ontario et le Québec) dans les années 60. «Pour moi, Max est comme tout le monde; elle a gardé cette enfance en elle, mais c’est d’abord une adulte. Et je n’ai aucune honte à évoquer cela dans le roman. Le drame, c’est qu’on est coupé des enfants et à la fois de notre propre enfance, ça finit par faire des ravages…»
Cela finit aussi par faire des adultes qui idéalisent l’enfance… «Imaginez qu’il est possible de vivre sans jamais être en contact avec des enfants: ils vivent par secteurs, ils ont leurs salons de coiffure, leurs activités, leurs horaires, et sont constamment avec des spécialistes; bref on n’a plus de contacts réels avec nos enfants. Et c’est pourquoi on idéalise l’enfance: on la glorifie, on finit par redevenir des enfants nous-mêmes. Regardez seulement les catalogues Sears avec ces chemises de nuits pleines de toutous, de teddy-bears. On est dans une société d’adultes-enfants et d’enfants-adultes.»
Si l’auteure prend la peine d’expliquer sa vision des choses au sujet de l’enfance, c’est que l’histoire de Max, comme celle de tant de gens, repose sur ses blessures d’enfant qu’elle a balayées un peu trop vite sous le tapis. Le récit ne présente pas d’aspect «psychologisant», mais fait comprendre, par des images, par la narration, la solitude de sa jeunesse.
Et ce thème, refaisant surface dans la vie adulte, constitue le ressort du Pari, roman de la quarantaine, du bilan, comme le confie Dominique Demers. «Au tout début, j’ai eu cette idée du pari entre deux médecins, portant sur un cas particulier: mon histoire tournait autour de ça. Puis, après, ça m’a dépassée. Il est devenu important de faire une sorte de bilan, comme le fait Max: c’est devenu le roman "des priorités"… On a juste une vie: il faut vraiment en profiter. Je me demandais si je mettais l’énergie à la bonne place, un peu comme Max. On finit toujours par se faire prendre par la recherche du succès, de l’argent, de la célébrité. Moi, ce n’est pas ça qui m’allume vraiment.»
La belle histoire
S’il est une chose qu’inspire cette femme brillante et pétillante, c’est la confiance. Rarement les auteurs, surtout quand ils parlent d’un livre encore tout chaud, évoquent-ils leur travail avec autant d’aplomb. Dominique Demers n’a pas peur de la critique: si l’on trouve son roman un peu «naïf», parce que signé par une spécialiste de la jeunesse, elle vit très bien avec ça. «Ça ne me fait pas peur du tout! Moi je sors quatre romans ce printemps: trois pour enfants, et celui-ci pour adultes; tout ça fait partie de moi, ce serait fou d’en avoir honte. Qu’on me trouve naïve, c’est déjà le cas de toute façon. Gilles Marcotte, chroniqueur littéraire à L’actualité, n’a jamais parlé d’un de mes livres: j’en ai pourtant écrit quinze. La plupart des gens "très bien vus" – et je ne leur en veux pas – ne parlent pas de mes livres à cause de ça, de cette pseudo-naïveté. Pourtant, je les défie de commencer un de mes romans et de le lâcher au bout de trente pages: je ne sais pas si je suis une bonne écrivaine, mais je sais que je suis une bonne conteuse. Et la critique aujourd’hui valorise surtout le style, pas l’art du récit.»
Demers, elle, adore raconter des histoires («C’est ce qu’il y a de plus proche du journalisme»), et elle le fait bien. Ce n’est pas pour rien qu’elle s’inspire de Pat Conroy ou d’Alison Lurie, par exemple. «Cela me vient aussi de la littérature populaire, et des auteurs jeunesse comme Enyd Blyton, elle qui avait lu Louisa May Alcott: ce ne sont pas des tartes quand même!»
Le milieu littéraire est plein de préjugés, comme tout le monde. Mais Demers fait confiance au public. «Moi, je pense vraiment que le public a raison: grosso modo, il ne se trompe pas. Si Le Pari rejoint moins de monde, ça ne veut pas dire que mon roman est mauvais, mais que mes fantasmes sont un peu plus personnels que je ne le pensais. Et ce n’est pas plus grave que ça.»
Le Pari
de Dominique Demers
Médecin dans un hôpital de Montréal, Max Laforest vit sur la Rive-Sud de Montréal, avec Simon, directeur d’un établissement scolaire. Elle rencontre au cours de sa pratique une vieille femme d’origine polonaise, Ala, à qui elle s’attache presque maladivement. Son idée fixe: la sauver à tout prix, pari qu’elle prendra avec son collègue, Carl Lemieux. Si elle gagne, Max connaîtra une journée de bonheur complet. Parallèlement à cette histoire se greffe celle d’Ala, itinérante au passé énigmatique mais dont le secret sera révélé, ce qui donnera lieu à quelques scènes plutôt difficiles à supporter. Le Pari fait intervenir aussi l’histoire de Max, enfant, à Murray, dans ce petit village où tout est caché, gardé sous silence. Pourtant, sublimé par l’enfance, cet endroit sera aussi paradisiaque (sur «L’Ile aux pommiers»), parfois infernal (violence familiale, solitude, ignorance). Ce lieu figure à la fois la mémoire de Max, où revit cette amie d’enfance blessée par des parents incestueux, et par la lâcheté des gens; le village incarne aussi le «noud» familial, d’où Max s’est extraite pour oublier le terrible secret de Jeanne et Paul-Émile, ses parents. Bien que certains passages soient convenus, certaines métaphores, un peu prévisibles – mais d’autres fort originales, Le Pari est un roman émouvant, habilement mené. On y découvre des personnages vivants, profondément humains, dignes héros des meilleurs romans populaires. Éd. Québec/Amérique, 1998, 349 p. (P. N.)