La Maison du sommeilJonathan Coe : La vie est un songe
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La Maison du sommeilJonathan Coe : La vie est un songe

Jonathan Coe est un merveilleux illusionniste. On comprend les jurys français de lui avoir décerné, et deux fois plutôt qu’une, le prix du meilleur livre étranger. L’auteur et critique anglais n’a rien d’un styliste nombriliste. Il ficelle des intrigues originales et captivantes, soutenues par une drôlerie caustique et un grand sens de l’incongru. Des récits à la fois complexes et d’apparence légère, où la fantaisie croise le fer avec la critique sociale et politique, où la métaphore est inscrite dans la forme romanesque même, et où une imagination fertile n’entache en rien la cohérence des univers dépeints. Bref, du plaisir intelligent.

Les lecteurs francophones avaient fait la connaissance de Jonathan Coe grâce au passionnant Testament à l’anglaise (prix Fémina étranger 1995), une critique aussi féroce que décapante de l’Angleterre thatchérienne. Voici un autre gros bouquin à dévorer. Couronné l’automne dernier du prix Médicis étranger, son cinquième roman déploie habilement une intrigante histoire partagée entre deux époques, deux niveaux de réalité.

On découvre d’abord les protagonistes de La Maison du sommeil au début des années 80, alors qu’ils partagent une résidence universitaire, Ashdown, imposante maison juchée sur un promontoire, «profondément inadaptée à toute présence humaine». Il y a là Terry, un étudiant en cinéma qui, quand il ne mange pas de la pellicule, dort quatorze heures par jour. La fragile Sarah, elle, souffre sans le savoir de narcolepsie, faisant des rêves si concrets qu’elle les substitue au réel – ce qui provoque souvent d’irrésistibles malentendus… Sa condition fascine son petit ami Gregory, qui se plaît à observer d’un peu trop près le dodo de sa belle. Après sa rupture avec le par trop étrange Gregory, Sarah s’engage amoureusement avec une autre étudiante, sous l’oil malheureux de son ami et soupirant Robert.

Douze ans plus tard, la sinistre Ashdown a été transformée en clinique traitant les troubles du sommeil; et Gregory, en médecin fanatique, y officie avec l’ambition secrète de délivrer l’humanité du sommeil, vu comme une perte de temps, voire une maladie. Il n’est que trop heureux d’accueillir en observation Terry, qui n’a pas dormi depuis douze ans, et qui passe ses nuits blanches dans les salles obscures. Divorcée, institutrice désabusée, Sarah est toujours hantée par le souvenir de Robert, mystérieusement disparu du décor il y a des années…

Tous les éléments de ce rêve romanesque brillamment construit se mettent parfaitement en place. Mélange de suspense et de quête identitaire, d’horreur et de comédie, La Maison du sommeil installe très simplement un climat onirique qui a toutes les apparences du vrai, où les nombreuses coïncidences qui parsèment le roman sont comme les récurrences d’un songe déjà vécu. Passé et présent s’y rejoignent, le rêve acquiert le poids du réel, qu’il prolonge parfois, comme dans le sommeil narcoleptique de Sarah. Portrait d’une humanité qui rêve éveillée (dont la forme la plus concrète est le cinéma).

En même temps qu’il égratigne les délirantes théories productivistes de Gregory (et, au passage, la mentalité de gestionnaire qui sous-tend désormais la médecine…), La Maison du sommeil semble aussi suggérer que renoncer aux rêves qui nous animent, c’est renoncer à son humanité. A l’image de Terry, devenu un critique cynique, amnésique de tous ses idéaux de naguère. Entre autres choses, la recherche éperdue d’un film mythique de Salvatore Ortese, cinéaste néoréaliste maudit inventé de toutes pièces par Coe. Cette manière dont la fiction fait écho à la vie des personnages, qui préfigure en fait la conclusion du roman, était déjà présente dans Testament à l’anglaise (où le narrateur était littéralement obsédé par un film vu dans son enfance).

Ultimement, sous toutes ses couches, La Maison du sommeil se révèle aussi un roman d’amour, à sa façon étrange. L’histoire émouvante de tout ce qu’un homme est prêt à faire pour se trouver et pour se faire aimer d’une femme. Prêt à donner vraiment vie à ce qui n’était d’abord qu’un rêve à l’apparence de réalité.

Une histoire prenante qui vaut bien qu’on lui sacrifie quelques nuits blanches… (Traduit de l’anglais par Jean Pavans)

La Maison du sommeil
de Jonathan Coe
Éd. Gallimard, 1998, 426 p.