Dominique Bona Le Manuscrit de Port-Ébène : L’île aux trésors
DOMINIQUE BONA a remporté le prix Renaudot 1998 avec Le Manuscrit de Port-Ébène. De passage à Montréal, la romancière nous confie les idées qui nourrissent ce très beau roman d’amour et d’histoire.
Fan de Romain Gary, de Stendhal et de Chrétien de Troyes, Dominique Bona aime raconter des histoires et laisse la manie du style à d’autres. Pleine de simplicité, cette agrégée de lettres modernes, journaliste, romancière et biographe (de Gala, de Stefan Zweig), de passage à Montréal pendant quelques jours, s’est donné pour but de nous raconter une histoire d’amour et de libération dans ce Manuscrit de Port-Ébène, prix Renaudot 1998. «Comment raconter une histoire d’amour aujourd’hui, se demande la romancière, alors que tout est permis, que tout peut arriver?»
C’est un peu pour cela qu’elle a choisi de situer l’action de son roman dans l’île de Saint-Domingue (aujourd’hui devenue Haïti) du dix-huitième siècle, la plus grande colonie du roi de France (qui, pour la conserver, a laissé tomber le Canada), et qui fournissait alors les trois quarts du sucre de la planète. «Le mari de mon héroïne, Julien, était un homme d’origine assez simple, parti pour faire fortune. C’était un homme plein des principes hérités des Lumières. Il était ouvert, progressiste, et pour l’égalité. Or, quand il arrive à Saint-Domingue, il achète sa terre, une petite exploitation de canne à sucre; c’est un homme de son temps, c’est-à-dire un maître qui règne sur des esclaves…: il vivra toujours en contradiction entre ses idées et ses actions.»
Au milieu des scènes d’amour et des descriptions détaillées du Manuscrit de Port-Ébène se trouve cette histoire déchirante entre Blancs et Noirs, réunis par une conjoncture particulière, celle de la colonisation. «Tous vivaient sous le "code noir", écrit sous Louis XIV par Colbert, qui avait essayé de mettre un peu de justice dans les rapports entre les maîtres et les esclaves, mais qui reste tout de même très dur: les premiers avaient droit de vie ou de mort sur les seconds! Ce décalage, entre les idées des Lumières et la vie des gens sur le terrain, me paraissait tout à fait intéressant.»
Bona a réellement vécu une passion pendant le temps de l’écriture de son roman. «A l’époque, tout est concentré sur Haïti. Ça a duré un bon siècle et demi, et tout commence à aller mal après la Déclaration des droits de l’homme. Et ce sont les mulâtres les premiers qui, alphabétisés, instruits, amorcent la libération de Saint-Domingue. Les esclaves eux-mêmes, tenus à l’écart, réagiront plus tard. Peu à peu, ils prennent conscience qu’ils ont des droits, et ils feront leur révolution. C’est quand même la première fois que les Noirs s’affranchissent eux-mêmes, et proclament leur première république, en 1804. C’est une histoire très forte, et très mal connue; d’ailleurs, Haïti n’intéresse personne, c’est une île perdue, délaissée, alors qu’elle a une histoire fascinante.»
Le grand chemin
Le roman s’ouvre, majestueusement, avec l’arrivée de l’héroïne dans sa nouvelle vie. «Saint-Domingue avait alors deux capitales: le Cap Français, au nord, la plus prestigieuse, où résidait le gouverneur du Roi et, au sud, le Port au Prince, humblement administrative, placée sous l’autorité de l’intendant, où je débarquai au mois de janvier 1784.» Nous suivrons le destin original de cette jeune Vendéenne, mariée par «procuration» à Julien Nayrac, propriétaire d’une plantation de canne à sucre. En contact avec les gens du pays, la jeune femme découvrira la vie difficile et éclatante des contrées tropicales, se liera à ces hommes et ces femmes venus d’ailleurs, eux aussi, et donnera la vie. C’est son journal que nous lisons, relatant les faits et gestes, les détails de la vie de tous le jours, les coutumes. Auteure de biographies, Dominique Bona a l’habitude de la documentation, des dates et des détails, travail qu’elle trouve particulièrement ardu. «Quand on fait un roman historique, il y a toute une recherche à faire sur les rouages d’une société, mais aussi sur les mentalités. C’est une difficulté de plus pour la genèse d’un récit. L’Histoire sert à la fois de tremplin, mais peut aussi limiter l’imagination. Il est en tout cas plus facile d’écrire un roman qui se passe aujourd’hui, on n’a pas à se soucier de tout cela.»
Le lecteur découvre à travers le regard d’un autre personnage, actuel celui-ci (et qui roule en Alfa Romeo sur les routes de la campagne française), ce récit de vie. «Ce personnage de l’éditeur m’est venu par la suite; j’étais en osmose avec mon sujet, j’étais sur mon île… Mais à un moment donné, j’ai été sensible au fait que c’était un peu artificiel…Je ne voulais pas écrire un roman strictement historique; même si je racontais une histoire universelle, je voulais qu’il y ait un lien avec aujourd’hui, que l’on puisse se reconnaître dans ce personnage de femme, être guidé par quelqu’un qui ferait l’expérience d’aller à la rencontre de quelqu’un du dix-huitième siècle.»
Comme l’écrivaine, cet éditeur nommé Jean Camus découvrira, à rebours, guidé par la jeune héroïne, les richesses et l’héritage de ces vies insoupçonnées. «Il prit tout à coup conscience qu’il ignorait comment son mirage s’appelait. Oui, il l’ignorait. Nulle part, à moins que ce soit au détour d’une page qu’il avait oublié de tourner, la mémorialiste n’avait donné son nom de jeune fille, seul le blason vendéen de sa famille lui revint en mémoire. (…). Blanche, songea-t-il, rêveur. Il la baptisa Blanche.»
Le Manuscrit de Port–Ebène
de Dominique Bona
Éd. Grasset, 1998, 365 p.