Hans Magnus Enzensberger : Feuilletage
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Hans Magnus Enzensberger : Feuilletage

La lecture des essais de Hans Magnus Enzensberger a toujours le même effet: celui d’une cure de désintoxication intellectuelle. Poète et penseur aussi contestataire que contesté, Enzensberger est une des figures dominantes de la vie culturelle allemande des vingt dernière années. Tout à fait à son image, Feuilletage est un recueil d’articles un peu touche-à-tout. Le livre s’ouvre en soulevant le voile sur l’enfer de bonnes intentions dont sont pavées les voies du développement économique. Plus loin, la réunification de l’Allemagne et la résurgence des micronationalismes européens amènent Enzensberger à constater que «c’est une entreprise assez délicate que de faire d’un territoire une nation». Et dans une mordante «nécrologie de la mode», l’essayiste propose une fort intéressante interprétation du succès des friperies: «ces frusques omniprésentes sont les sous-produits dégradés de la prétendue culture "jeune", dont on sait qu’elle a pris de la bouteille et que ses plus fidèles champions sont des guitaristes sexagénaires. […] Militantisme et prolétariat ont disparu; il n’en est resté que les emblèmes qui encombrent les vitrines dans toutes les gammes de prix.»

Enzensberger se penche également sur le phénomène des manifestations culturelles (colloques, conférences d’écrivains, etc.) pour souligner l’incongruité de ce genre d’événements. En effet, la plupart des gouvernements sont toujours prêts à débourser des dizaines de milliers de dollars en cachets et en frais d’hôtel et d’avion, afin de réunir quelques sommités internationales de la culture dans le but de discuter pendant quelques jours de l’avenir du livre, par exemple. Sans se rendre compte qu’il suffirait tout simplement de verser ces sommes aux éditeurs et aux écrivains pour que le livre ait encore de l’avenir!

Le recueil se clôt sur un article dans lequel Enzensberger, justement lui-même poète, s’interroge sur la place de la poésie en cette fin de siècle: «Que le public de la poésie soit minuscule n’a […] rien d’étonnant. Beaucoup de poètes qui ne lisent que leur propre poésie trouvent cela désespérant.» Il semble d’ailleurs qu’il s’écrive plus de poésie qu’il ne s’en lit; Enzensberger discute de la chose en postulant ce qu’il appelle sa «constante d’Enzensberger», selon laquelle dans chaque pays, quelle que soit l’importance de sa population, il n’y aurait jamais plus que «1354» lecteurs de poésie. Ce qui l’amène à constater que: «Il n’existe pas de marché pour la poésie. Le poème est le seul produit de l’activité intellectuelle des hommes qui soit immunisé contre toute tentative d’exploitation commerciale. Je dois dire que, sous ce jour, son caractère invendable, si souvent déploré, m’apparaît comme un mystérieux privilège.»
On aura compris que l’intérêt de ces prises de position tient pour une bonne part à l’ironie d’Enzensberger. C’est elle qui fait de ce Feuilletage un de ces trop rares ouvrages qui vous décrassent l’esprit du lot d’idées reçues qui engorgent la plupart des débats contemporains!
Éd. Gallimard, coll. L’Infini, 1998, 214 p.