Lise TremblayLa Danse juive : Vivre sa vie
La Danse juive est le troisième roman de LISE TREMBLAY. Au centre de son récit: le corps d’une héroïne libre et rebelle. Une femme qui fait de la résistance.
Elle a vécu toute son enfance dans un quartier résidentiel de Chicoutimi. Aînée d’une famille de cinq enfants, élevée par un père qui a passé sa vie à conduire une niveleuse, et par une mère qui a passé la sienne à regretter de ne pas avoir eu de carrière. «Si, malgré le petit salaire que faisait mon père, raconte Lise Tremblay, nous avons tous les cinq fait des études, c’est que ma mère y tenait. Elle voulait à tout prix qu’on s’en sorte.»
Cette mère qui, avant d’avoir des enfants, avait enseigné, dans une école de rang, dans des conditions dignes des Filles de Caleb, est un peu responsable de la carrière d’écrivain de Lise Tremblay. «J’étais toute petite, se rappelle-t-elle, et quand elle parlait de Gabrielle Roy, elle disait toujours: "Madame Gabrielle Roy". Jamais elle ne parlait ainsi des autres femmes. Et il y avait, dans ce "Madame", un tel respect que je ne l’ai jamais oublié. C’est certainement à l’origine de ma fascination pour Gabrielle Roy, puis pour la littérature et l’écriture. La petite enfance, pour un écrivain, ça marque à jamais.»
Ainsi l’enfance, la famille, la culture, l’ambition des gens du Saguenay, les paysages, les hivers rigoureux, la pêche sur la glace ont imprégné les romans de Lise Tremblay. De L’Hiver de pluie (Éd. XYZ, 1990, Bibliothèque québécoise, 1997) et La Pêche blanche (Éd. Leméac, 1994), celle qui, à dix-huit ans, quittait son Chicoutimi natal pour aller faire ses études de lettres continue de fouiller les thèmes de la rupture, et des sentiments de trahison que vivent ceux qui quittent leur famille et leur région natale.
Après cinq ans de silence, Lise Tremblay revient avec La Danse juive, un roman dur, cinglant, et parfois drôle, où elle met en scène un personnage féminin qu’on n’est pas près d’oublier. Une femme très grosse, qui refuse les régimes, mange trop et n’importe quoi, boit trop d’alcool, et cultive un souverain mépris pour tous ceux qui veulent se conformer à la norme. A commencer par sa mère, qui travaille dans un magasin, vit seule dans sa grosse maison de banlieue, et passe ses journées de congé à faire du ménage et à boire du café soluble fait avec l’eau du robinet. Et son père, le seul, dans une «famille de gros», qui ait réussi à perdre du poids, son père dont la carrière à la télévision connaît un succès retentissant, mais qui continue de trembler avant chaque première. «J’ai voulu travailler sur le corps, dit l’auteure, sur l’image, mais aussi sur le thème de la réussite. Pourquoi les gens veulent-ils à tout prix réussir? Pourquoi la réussite est-elle si importante?»
Monstres et merveilles
Pianiste sans inspiration, «intoxiquée de mépris», la narratrice de La Danse juive travaille comme accompagnatrice dans une école de danse, où elle croise chaque jour des filles rachitiques, de jeunes adolescentes prêtes à crever de faim pour devenir des étoiles. Entre Mel, son amant juif, qui connaît lui aussi des problèmes de poids, et qui tente de la convaincre, en vain, de suivre une diète, et Paul, son ami, son double, qui
est, contrairement à elle, doué pour le bonheur, elle choisit la solitude. «Dans le fond, ce que je veux, c’est pouvoir vivre cachée.»
Si Lise Tremblay écrit vite, ses romans couvent très longtemps. Celui-là s’est mis à germer il y a peut-être une quinzaine d’années. «Un jour, raconte l’auteure, une fille que je ne connaissais pas m’a fait une confidence. Son père la trouvait trop grosse, il avait honte d’elle, et ça m’avait vraiment touchée. Notre monde est tellement conventionnel, c’est incroyable. Les médias sont tellement normatifs. Et la norme est si dure à atteindre que ça peut même créer des monstres.»
Dans La Danse juive, la narratrice refuse de se conformer, au risque de devenir monstrueuse. Douée pour reconnaître, dans les moindres détails, le caractère absurde, dérisoire, de la vie, elle refuse de se joindre aux rangs des «groupes de miraculés». Elle ne veut pas être au régime. Elle ne veut pas se conformer. Elle ne veut surtout pas être sauvée. «Je l’aime bien, cette fille-là, dit l’auteure. Je la trouve parfois très drôle. On vit dans une société où tout le monde veut sauver tout le monde. Mais elle, c’est une résistante. On voudrait que personne ne fume, que personne ne boive, que tous se nourrissent bien, mais ça n’a pas de sens. La vie est trop dure.»
Quand se terminera la session d’hiver au cégep du Vieux Montréal, où elle enseigne la littérature québécoise et le français, Lise Tremblay se retirera pour huit mois à l’île aux Grues, dans la petite maison de bardeaux jaunes qu’elle a achetée avec son mari, l’écrivain et poète Michael Delisle. «Là-bas, dit-elle, je peux écrire, lire, me ressourcer. L’hiver, il y a des tempêtes inconcevables, on a l’impression d’être au bout du monde, on ne voit plus l’horizon. C’est très dur comme climat. Mais c’est extraordinaire. Quand on est ainsi isolé du continent, on se sent protégé, on sent qu’on a de l’espace, de la liberté, on ne s’arrête pas à imaginer comment le livre sera reçu, on ne se censure plus. C’est presque dangereux, mais pour un créateur, c’est extraordinaire.»
La Danse juive
de Lise Tremblay
Éd. Leméac, 1999, 142 pages