Suzanne Gagné : Les mots qui sauvent
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Suzanne Gagné : Les mots qui  sauvent

SUZANNE GAGNÉ a conquis les coeurs des jurys du récent prix Robert-Cliche, qui lui accordaient une mention spéciale pour son livre Léna et la société des petits hommes. Un roman qui révèle une écriture particulière et une écrivaine passionnée.

«J’avais huit ans, raconte Suzanne Gagné. Mon frère Guy m’avait rendue si furieuse que je ne savais plus quoi faire pour me venger. Alors j’étais montée à ma chambre, j’avais pris une feuille mobile et j’avais rempli les deux côtés avec une seule phrase: Guy est fou Guy est fou Guy est fou… Après, j’avais l’impression d’avoir eu une bonne revanche. Guy était fou et en plus, il ne le savait pas!» Voilà comment une enfant peut découvrir les pouvoirs apaisants, libérateur, de l’écriture. «C’est vraiment mon premier souvenir
d’écriture, m’assure Suzanne Gagné. Quelque chose de magique, de très, très fort comme souvenir, et tout est parti de là.»
Tout est donc parti de là, pour cette jeune femme toute menue, aux yeux pétillants, au rire facile. Depuis cette révélation, Suzanne Gagné n’a jamais cessé d’écrire. Un premier roman à onze ans, laissé dans les tiroirs, bientôt rejoint par d’innombrables projets de romans. Des nouvelles (certaines publiées dans des revues, d’autres mises en ondes à Radio-Canada) et «au moins» une quarantaine de versions de Léna et la société des petits hommes, son premier roman publié, qu’elle soumettait l’année dernière au jury du prix Robert-Cliche du premier roman. Un prix qu’elle n’a pas remporté (il est allé à Michel Desautels, comme on le sait), bien qu’elle ait reçu une mention spéciale. N’empêche que le nouvel éditeur des Quinze n’a pas laissé filer l’oiseau. Même que Jean-Yves Soucy a fait de ce roman terriblement prometteur sa première publication en tant qu’éditeur d’une maison qui battait de l’aile depuis quelques années. Et puis, Suzanne Gagné a reçu d’excellents commentaires de lecture, dont celui de Monique Proulx, publié en quatrième de couverture («voici un écrivain de l’instinct, annonce-t-elle, tel que je les préfère»). Une carte de visite plus qu’enviable.

Ecrire pour vivre
Happée, à seize ans, par l’univers de Zola, séduite par Steinbeck, Allison Lurie («elle a le don d’aller chercher le petit détail qui fait que tout le monde se reconnaît»), Margaret Lawrence, puis, plus récemment, Robertson Davies, Suzanne Gagné vit de l’écriture et se nourrit de mots.

Depuis une quinzaine d’années, elle travaille comme rédactrice pour des journaux d’entreprises. Elle a rédigé, de son bureau à la maison, des dizaines et des dizaines de rapports annuels, de documents de présentation, d’entrevues, tout cela pour des publications «en circuit fermé». Une bonne école, pour cette fille mortellement allergique aux contraintes.

Élevée dans une maison où il y avait toujours du papier et des crayons à portée de la main, et où trônaient en permanence, sur la table du salon, le Larousse et le Télé-Presse («ma mère a toujours tenu à ce que nous ayons le mot juste»), elle a fait de l’écriture un moyen d’appréhender le monde. Pour elle, la rédaction et la fiction se nourrissent l’une l’autre. «Je n’aurais pas pu terminer le roman si je n’avais pas aiguisé ma discipline à la rédaction, dit-elle. De même, si je n’écrivais pas de fiction, mes textes seraient plus secs, trop cérébraux.» Entre les deux métiers, la différence est surtout dans l’état d’esprit. «Quand je fais de la rédaction, j’écris chez moi, à l’ordinateur, le matin. Quand j’écris de la fiction, ce n’est jamais chez moi, jamais à l’ordinateur, jamais le matin. Après avoir travaillé sur un texte de commande, je prends deux heures pour aller dîner, je vais dans un café (je suis une abonnée des Dunkin, des McDo, des Lafleur); et là je travaille l’écriture de fiction. Écrire fait vraiment partie de mon quotidien. Je ne suis pas capable de m’en passer. En état de manque, je peux me mettre à la fenêtre, décrire les voitures, les lampadaires, les gens qui passent, n’importe quoi. J’écris pour voir les choses sous un autre angle. Quand on décrit quelque chose, on prend le temps de regarder. Ça donne un autre point de vue sur les choses. Ça aide à mieux comprendre, en général, comment les choses se passent.»

Son premier roman, Suzanne Gagné a mis sept ans à l’écrire. Pour le prochain (qu’elle travaille depuis trois ans), elle se donne un an, sachant très bien qu’il lui en faudra davantage. «Quand on se donne un plan précis, ça ne peut pas marcher. La vie, ce n’est pas ordonné, ce n’est pas prévisible. Tout l’art de vivre, je pense, c’est d’arriver à tirer le meilleur parti de situations qu’on n’avait pas prévues.»y

Léna et la société des petits hommes

de Suzanne Gagné
Elle n’est pas née dans une famille «normale», celle qui nous raconte l’histoire de sa vie, de la petite enfance à la trentaine. Son père, un original, un exalté, grand anthropologue mais homme de petite taille (il mesure cinq pieds un pouce), a fondé la Société des petits hommes avant de mourir dans des circonstances hautement suspectes. Sa mère, réfractaire à tout ce qui vient des «Autres», ne jurant que par ses cartes de tarot et Khalil Gibran, s’est mis en tête d’éduquer toute seule sa Léna, au grand désespoir de celle-ci, qui ne rêve que de s’enfuir, d’épouser Samuel, son ami d’enfance (un génie de la couture mais un irresponsable chronique), de devenir à son tour anthropologue, de faire au moins quatre enfants et régner

tranquille sur sa petite tribu. Or, évidemment, rien de ce que Léna avait prévu n’arrivera. Touffu, coloré, peuplé de personnages excentriques et drôles, l’univers de Léna et la société des petits hommes séduit d’emblée. Et si la forme est un peu trop triturée, cette écriture alerte, cette fraîcheur, ce souffle vivifiant n’en sont pas moins les marques d’un talent avec lequel il faudra désormais compter. Éd. Les Quinze, 1999, 220 p. (M.-C. F.)