Classe à part
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Classe à part

ANDRÉ ALEXIS vit à Toronto, et venait nous présenter, il y a quelques jours, son premier roman, Enfance. Un récit foisonnant, touchant et plein d’intelligence.

André Alexis est né en 1957, à Trinidad. À quatre ans, il s’est retrouvé au Canada, à Ottawa plus précisément. Ses parents l’ont envoyé à l’école française, et c’est pour cela qu’il parle aujourd’hui un français impeccable. Critique littéraire au Globe and Mail, il ne lit pas lui-même ce qu’on écrit au sujet de ses livres. Son premier ouvrage, un recueil de nouvelles, s’intitulait Despair and Other Stories of Ottawa et fut publié en 1994. Deux de ses nouvelles portaient en germe ce premier roman, Enfance, traduction française (excellente, d’Émile Martel) de Childhood qui figure sur la liste des best-sellers anglophones. «Horse et The Road to Santiago the Compostelle annonçaient déjà Childhood, raconte Alexis. Puis, j’ai écrit une trentaine de pages en deux semaines, ce qui m’a surpris, car j’écris plutôt lentement, pour la bonne raison que je ne sais pas du tout où s’en va le récit, je ne sais absolument pas comment finit le roman, j’écris sans plan…»

Double vue
De sa voix douce, André Alexis me confie, sans fausse modestie, qu’il ne s’explique tout simplement pas le succès de son roman. «Écoutez, murmure-t-il, il va même être traduit en japonais, je n’en reviens pas… C’est bizarre. J’avais le sentiment d’avoir fait quelque chose de très personnel, explique l’écrivain, et je ne voyais pas très clair là-dedans… Je savais que c’était un roman non pas autobiographique, mais très proche de moi. Comment cela peut-il toucher tant de monde?»

Peut-être parce que nous avons tous été enfants; n’importe qui, pour peu qu’il soit un peu sensible, pourrait se reconnaître dans le récit des jeunes années de Thomas. Élevé à Petrolia, dans un milieu pauvre, par sa grand-mère entichée de littérature, Thomas retrouve sa mère, Katarina, et doit la suivre contre son gré, alors que celle-ci roule sa bosse avec un homme qu’elle n’aime visiblement pas. Thomas apprendra à voler, à mentir, sous les bons conseils de sa maman; et découvrira, avec Henry, le modèle du père qu’il n’a jamais eu.

Ce n’est pas par cela que l’on se reconnaît dans ce récit, mais par le regard que pose l’adulte qu’est devenu Thomas sur sa propre enfance; le tout donne une narration riche et inventive. «L’histoire m’est venue après mon premier jet d’une trentaine de pages, raconte Alexis. Je voulais d’abord habiter Thomas, écouter ses émotions, et c’est là que j’ai compris que je pouvais faire quelque chose de personnel.» Comment l’auteur a-t-il réussi à rendre ce point de vue, à la fois enfant et adulte, sans tomber dans les clichés, sans confondre deux registres? «Mon narrateur est quelqu’un qui s’est retiré du monde. Et en se retirant du monde, il y a comme une objectivité dans la narration; se garder à l’écart comme ça, et tâcher de regarder les choses clairement, ça donne quand même "l’impression" de l’enfance. En fait, Thomas jeune ou adulte ont la même posture.»

Le point de vue narratif est bel et bien celui de l’adulte: et qu plus est, d’un adulte qui écrit. Jamais de dérapages stylisiques, pas non plus de clichés sur le personnage de l’enfant – que l’on retrouve dans de nombreux romans québécois, il faut le dire. Le récit coule de source, et raconte la vie de ce petit Thomas, de ses amitiés, de ses relations avec les adultes qui l’ont entouré, avec son imagination aussi, moteur de la narration. Dans un style très réaliste, voire hyperréaliste, ce Thomas raconte comment il s’est sauvé d’un coup de poêle à frire de sa grand-mère, en lui récitant de la poésie de Lampman; il raconte aussi son obsession pour les maisons des autres; sa passion des collections, et sa manie de tout classer. L’organisation, dans ce roman d’André Alexis, rappelle Perec et les oulipiens, qui sont sa famille littéraire. «J’ai commencé à écrire en 1990. Je voulais être dramaturge, j’aime le milieu du théâtre. Entre-temps, j’ai lu un roman de Harry Matthews, The Journalist, un livre qui m’a bouleversé. C’est un membre de l’Oulipo, un ami de Georges Perec. Dans ce roman, il y a un narrateur obsédé par l’ordre, qui veut tout classer… Malheureusement, c’est ce que je voulais faire et il l’a tellement bien fait, mieux que moi, bien sûr, que ça m’a découragé. Alors j’ai songé à abandonner le roman, mais quelque chose me retenait… J’ai recommencé en prenant un autre chemin. Au lieu de mettre l’accent sur l’ordre, et la comédie de l’ordre, j’ai cherché des voix plus personnelles et plus émotionnelles.»

Le lieu de l’homme
Ce qui n’empêche pas l’auteur d’avoir un sens du comique à toute épreuve, comme quoi l’émotion peut faire très bon ménage avec l’ironie, le loufoque, l’absurde. Il fallait en tout cas un certain sens de l’humour pour parvenir à rendre sympathique l’une des villes les moins attrayantes qui soient (enfin, beaucoup ont ces préjugés): Ottawa. En fait, après avoir lu Alexis, vous ne la verrez plus jamais de la même manière. «C’est une géographie "archispécifique" qui fait partie du roman. Arrivé de Trinidad à 4 ans, j’ai subi comme une deuxième naissance à Ottawa. Je connaissais un monde, des impressions, qui était de l’ordre des sensations puisque j’étais petit enfant. Une fois arrivé ici, le monde était complètement autre, mais j’étais conscient. Tout me paraissait bizarre: les arbres, les vêtements des gens; j’ai su très vite qu’il existerait toujours un autre point de vue sur le monde. La réalité, je l’ai créée d’une façon efficace pour que ce lieu reste en moi comme le lieu de référence: il ne s’agit pas d’aimer ou pas Ottawa, ce lieu fait partie de moi, c’est une référence, un "construit" que je me suis créé.»
Le «point de vue«, justement, est l’un des ressorts dramatiques du roman. Et si l’on suit avec tendresse les joies et les peines de Thomas, il nous tarde de savoir à la fois qui parle derrière cet enfant, et à qui il s’adresse tout au long du récit. Un mystère réjouissant qui se dévoile pudiquement, dans la dernière page.

Enfance

d’André Alexis
Thomas McMillan a une grand-mère tapageuse qui s’occupe peu de lui, mais qui l’aime quand même. «En général, elle portait l’une ou l’autre de ses deux robes: il y en avait une qui était longue, à manches courtes pour l’été, avec des fleurs rouges et noires sur fond blanc, et une autre à manches longues, pour l’hiver, avec des fleurs rouges et blanches sur fond noir. Chaque matin, elle s’éveillait à sept heures, et elle prenait un petit verre de vin. Si elle avait passé une mauvaise nuit, elle en prenait deux.» De Petrolia, puis d’Ottawa, Thomas échappe à sa grand-mère, et suit Katarina et monsieur Malaf. Et puis, il réorganise la réalité à sa façon; il compte le temps, les réponses qu’il aurait pu donner, les objets volés, et fait des listes et encore des listes. Il a de grands secrets, des projets mystérieux, apprendra même à fabriquer de l’or, avec Henry, son père adoptif. Nous suivons Thomas de sa petite enfance à sa vie d’adulte, en suivant le fil de ses pensées aussi drôles que profondes sur l’amour, la vie de famille, la solitude, la peur, la culpabilité. Un roman bien structuré, truculent et plein d’esprit. Éd. Fides, 1999, 284 p.