Gail Scott : Les Fiancées de la Main
GAIL SCOTT est une voix de la littérature anglo-montréalaise que l’on connaît trop peu. Elle nous a accordé une entrevue à l’occasion de la publication de son roman Les Fiancées de la Main.
Toute à sa schizophrénie ancestrale, Montréal oublie trop souvent cette fraction d’auteurs qui vit en ses murs et qui prend son pouls dans l’«autre» langue officielle. Ex-journaliste et chroniqueuse politique à The Gazette, puis affectée à la couverture des arts québécois par The Globe and Mail, Gail Scott est de ces écrivains anglo-montréalais amoureux de la ville, nourris de littérature québécoise, très à l’aise dans la communauté littéraire francophone, sans en faire vraiment partie – because la langue. L’anti-Mordecai Richler, quoi.
«Il y a plusieurs façons de se situer pour un écrivain anglophone au Québec, précise-t-elle. Si on se situe clairement comme faisant partie d’une écriture mineure et d’une culture minoritaire, ça veut dire qu’on est pas mal à l’écoute de ce qui se passe en français. C’est très important pour moi. Mais ça implique qu’on a des perceptions du monde passablement différentes de celles qui ont cours au Canada anglais. J’ai très souvent l’impression qu’on y lit mes romans différemment… Je pense que je fais partie des écrivains anglo-montréalais, assez rares encore aujourd’hui, qui se permettent d’écrire en écoutant d’abord le français, qui est très présent dans la façon dont je conçois la syntaxe. J’écris en anglais, mais je cherche quand même des manières de faire vibrer la texture de Montréal. Par les voix francophones, les petites habitudes de vie. On ne s’en rend pas compte quand on ne fréquente pas les autres villes canadiennes, mais on vit très différemment à Montréal.»
Femmes de personne
Une culture que l’auteure d’Héroïne rend sensible dans Les Fiancées de la Main (traduction de Main Brides, publié en 93), qui tresse une sorte de tapisserie sociale, une toile d’époque bâtie autour de l’artère bigarrée de la Métropole. «C’est un roman projeté sur une grille architecturale que forment les façades de la Main. Ça fonctionne un peu comme une installation: les portraits sont installés contre les façades, ou sur les toits.»
Ces portraits, ce sont ceux de différentes femmes qu’observe le personnage de Lydia, une traductrice solitaire qui passe ses soirées à faire du voyeurisme dans un café portugais du boulevard Saint-Laurent. Regardant beaucoup et parlant très peu, elle invente des histoires à leur sujet – comme le ferait un artiste. «Ce qui est particulier chez Lydia, c’est que les femmes qu’elle imagine pourraient être elle, aussi. Ce n’est pas clair, la limite entre elle et les autres. Ni la limite entre le réel et l’inventé.»
Pourquoi uniquement des femmes, les hommes faisant office de figurants, «comme un chour grec»? «J’ai commencé le roman après le massacre de Polytechnique, raconte Gail Scott. Cette histoire m’a énormément touchée. Mais je ne voulais pas faire une référence directe à cet événement. Alors, j’ai plutôt pris une figure de femme morte dans un parc comme une espèce de personae dramatis, comme vague prétexte à cette histoire où une femme boit doucement jusqu’à ce qu’elle soit saoule. Elle se demande pourquoi ce genre de choses arrivent; en fait, pourquoi certaines personnes sont privées de la possibilité d’entrer dans l’Histoire. Mais il y a aussi un grand refus de la mort. Lydia essaie d’enterrer son fardeau de tristesse en gobant tout ce qu’elle peut de l’ambiance. C’est un roman très axé sur le plaisir, comme si, en posant des gestes qui lui donnent du plaisir, le personnage voulait répondre à ce qui l’aliène dans la vie. Et, si les femmes l’intéressent davantage, c’est qu’il y a un rapport de désir, mais au sens large, entre Lydia et elles.»
Gail Scott n’y voit pourtant pas forcément un «roman féministe». «Pour moi, l’écriture est une chose très glissante, très hétérodoxe. J’essaie, quand j’écris, de vraiment rentrer dans certaines questions, mais aussi d’y introduire un recul. Presque toujours, à la publication de mes romans, il y a des gens qui les qualifient de féministes, et d’autres qui se fâchent parce qu’ils ne le sont pas assez…»
La vie des sens
Collage d’impressions, de sensations, de voix, Les Fiancées de la Main dérive sans avertissement dans le temps et l’espace. «Pour moi, le monde existe comme sur un écran où passent, par flashs, présent, passé et futur. Je ne m’intéresse au passé que s’il est encadré par le présent. Je ne suis pas une romancière qui travaille la mémoire. Parce que je crois que la notion de mémoire est très modifiée actuellement par notre façon d’absorber le monde à travers les médias, et surtout Internet. On pense davantage en patterns qu’en termes de progression linéaire.»
Comme son personnage, Gail Scott se nourrit beaucoup de l’observation des autres. Et elle écrit souvent dans les cafés… «La journée d’écriture idéale pour moi, c’est de travailler à l’ordinateur le matin, puis d’imprimer et d’apporter ça dans un bon café – je change souvent d’endroit, d’ambiance. Donc, je laisse vraiment passer les voix environnantes dans mes écrits.» Elle s’en imprègne, ce qui se traduit par une écriture très sensorielle, qui accorde une grande importance aux détails visuels, olfactifs et sonores. Elle-même fascinée par les changements sociaux qui se répercutent dans la mode, dans la nourriture, l’auteure est attentive aux «signes, aux tropes de l’époque».
Scott se prépare à entamer une tournée canadienne pour la parution de son nouveau roman – qui porte sur Paris, cette fois. En attendant, elle est ravie de cette seconde traduction en français, qui rend enfin son roman accessible à ceux de ses amis qui ne lisent pas trop l’anglais… Rien ne vaut pour un écrivain la sensation d’être lu dans la ville où il écrit. Surtout quand cette cité anime avec tant de ferveur son écriture. «C’est sûr que les Anglos comme moi qui se situent par rapport au Québec n’ont pas toujours l’oreille des Anglo-Montréalais plus militants, parce qu’on dit des choses qui ne sont pas forcément confortables. Alors, la marge de manouvre n’est pas très grande. Mais je le prends plutôt comme un défi. C’est passionnant.»
Les Fiancées de la Main
C’est à un roman d’atmosphère, chargé de couleurs et de sensations, que nous convie Gail Scott. Une toile où Montréal est un décor pour des figures féminines à l’identité incertaine, mouvante, et qui, prises entre leurs rêves et leurs désenchantements, ne savent pas trop comment vivre. Mais qui s’accrochent. Il y a la jeune Nanette, admiratrice des surréalistes; l’émule d’Adèle H., fiancée rejetée, qui passe son temps entre Kingston, Halifax et Montréal, à courir après un officier; la lesbienne en vacances à Cuba qui, au son du mambo, couve d’un oil inquiet sa jeune amante, récemment agressée; Z., l’artiste aux multiples personnages; Norma Jean, la sosie torontoise de Marilyn…
Et bien sûr, il y a Lydia, qui lutte courageusement contre les noirs nuages de ses pensées, en buvant et en imaginant tous ces destins de femmes, «mêlant le rêve (intuitions et possibilités multiples) à la réalité», construisant le décor, raffinant le détail. Insérant ces femmes dans une Histoire «pleine de nuances, large», qui est celle de leur quotidien, de leurs relations… Des récits très crédibles, montrant une intelligence du trait et une précision des détails.
L’écriture de Gail Scott, fluide et vibrante, d’une ironie légère qui recouvre la gravité des motifs sous-jacents, trace son chemin dans une structure complexe. Une mosaïque où vit la Main, carrefour de multiples origines, langues, plaisirs, fêlures et désirs. Traduit de l’anglais par Paule Noyart, Éd. Leméac, 1999, 252 p.