Greil Marcus : Lipstick Traces
Voici enfin publiée la traduction française d’un ouvrage de référence: Lipstick Traces. Signé Greil Marcus, critique au magazine Rolling Stones, cet essai s’avère incontournable pour comprendre la culture populaire d’aujourd’hui et ses liens avec la société dont elle émane.
L’ennemi, c’est l’ennui: le ronron de l’ordinaire, le 9 à 5, le métro-boulot-condo-dodo. Depuis les années cinquante et soixante, le rock’n’roll était une des principales expressions de résistance à ce conformisme. Dans les années soixante-dix, au lieu de continuer à proposer de nouvelles voies d’évitement à la banalité, cette musique s’est mise à grimper méditativement les marches d’un Stairway to Heaven. Mais voilà que, tout à coup, surgit un groupe dont la musique sonne comme… un accident d’automobile!
«Les Sex Pistols ont été à la fois un coup de fric et un complot culturel pour changer le business de la musique et tirer profit de ce changement – mais, Johnny Rotten, lui, chantait pour changer le monde.» Et c’est afin de s’expliquer l’impact de la musique punk sur la culture contemporaine que Greil Marcus a entrepris, avec Lipstick Traces, de faire Une histoire secrète du vingtième siècle.
Le livre s’ouvre sur une évocation de la culture punk en tant qu’expression d’un «besoin urgent de vivre non pas comme objet mais comme sujet de l’histoire – de vivre comme si quelque chose dépendait réellement de notre propre action». Marcus n’ignore pas pour autant les enjeux commerciaux de ce mouvement vite passé de la marginalité à la mode. D’ailleurs, c’est précisément le caractère plus ou moins artificiel et faux de la culture punk qui fait d’elle l’expression d’un monde où «rien n’est vrai excepté notre conviction que le monde qu’on nous demande d’accepter est faux».
Parmi tout ce qui pouvait sonner faux dans les années soixante-dix, il y avait entre autres le rock’n’roll qui s’engluait progressivement dans la guimauve new age: «Le punk attirait l’attention sur sa propre artificialité pour plus d’une raison: par rejet de l’humanisme pop dominant, en partisan de l’amertume et de l’épouvante, par reflet de sa peur de ne pas être compris. Mais sa voix était artificielle avant tout par peur de perdre l’occasion de parler – une occasion, tout bon chanteur punk l’avait compris, qui n’était pas seulement certaine de disparaître mais qui pourrait même ne pas être méritée.»
Le punk exprimait une urgence de vivre et de s’exprimer déterminée par la perspective du no future: «Le punk n’était pas un genre musical; c’était un moment dans le temps qui prit consistance sous la forme d’un langage anticipant sa propre destruction, la recherchant parfois, recherchant ce qui ne pouvait être dit ni avec des mots ni avec des accords.»
Mais la culture punk n’est pas le seul mouvement d’idées qui n’ait pas trouvé, pour exprimer l’urgence de vivre, d’autres moyens que la provocation et l’insulte, cela dans la mesure où cette dernière «est une sorte de communication: une perversion du sens communautaire qui, en négatif, peut suggérer la communauté quand rien d’autre ne le fait». À la veille de la Première Guerre, le mouvement dada avait pour porte-parole des jeunes gens aussi déboussolés et déboussolants que ceux qui promenèrent leurs cheveux verts dans les rues de nos villes. Et au lendemain de la Deuxième Guerre, autour de Guy Debord, l’Internationale Situationniste pava la voie à cette superbe rébellion ratée qu’allait être Mai 68.
Marcus démontre très clairement que le vide existentiel dénoncé par Debord dans La Société du spectacle est le même que celui contre lequel se sont rebellés les punks: «La victoire du spectacle consistait en ce que rien ne semble réel avant d’apparaître dans le spectacle, même si au moment de son apparition il perd la réalité qu’il a possédée.» La chose est encore plus claire de nos jours lorsque, face aux atrocités qu’on étale à la télé, nombre de personnes croient qu’il suffit de changer de poste pour changer le monde…
Au fil de sa démonstration, Lipstick Traces nous permet de comprendre le rejet des valeurs sociales et culturelles qui est au centre des mouvements dada, situationniste et punk; il se fonde sur un refus de ce qu’il faut bien appeler le capitalisme, qui réduit les gens, les ouvres d’art, les idées, etc. à leur valeur marchande. Et l’histoire secrète du vingtième siècle que retrace le livre est celle d’une sourde résistance à tout ce qui fait de l’existence et de la culture de simples produits de consommation.
Lipstick Traces est un solide ouvrage de philosophie de la culture et de la politique (avec citations de Marx et d’Adorno à l’appui), mais rédigé sur le ton d’une critique de disque de rock’n’roll. Dommage qu’on ait attendu près de dix ans pour en publier la traduction (fort bonne, que l’on doit à Guillaume Godard). Et il est proprement indécent que Lipstick Traces ne soit pas diffusé commercialement à Montréal. On en trouvera éventuellement quelques exemplaires dans les rares bonnes librairies (Gallimard et Olivieri, pour ne pas les nommer), qui prennent le risque d’importer directement ce genre de bouquins boudés par les distributeurs.
Lipstick Traces
Une histoire secrète du vingtième siècle
de Greil Marcus
Éd. Allia, 1998, 550 p.